Où l’oblique est le plus court chemin pour dévoiler les arcanes du souffle…

Coïncidence ? Parmi les premiers concerts organisés par Aix-en-Juin, deux proposés à l’abbaye de Silvacane, dans le cadre des Voix de Silvacane, mettaient en scène des flûtes obliques, Ney puis Kaval (lire ici).

 Celui qui murmure à l’oreille des roseaux

Sinan Arat a quitté la Turquie pour être formé au sein du programme « Global Musics » de l’Université des Arts de Rotterdam (CODARTS) auprès d’enseignants spécialistes d’instruments et de traditions musicales non-européennes, principalement auprès du maître Kudsi Erguner qui lui a transmis l’art du ney turc. 

Un son de flûte s’élève d’entre les voûtes, le silence s’installe sous la nef. Le musicien s’avance sur la petite estrade recouverte d’amples tapis, installée dans le chœur, sourit, joue encore, s’assied sur un petit tabouret, énonce quelques mots en français puis se fait traduire de l’anglais par Pauline Chaigne, Directrice adjointe de l’OJM et de la Programmation Méditerranée. L’artiste relève à quel point « c’est spécial » pour lui, cette rencontre entre l’univers minéral de l’abbaye et les roseaux qui constituent ses instruments, soulignant l’émouvante conjonction entre le nom des lieux, « Silvacane », c’est-à-dire « la forêt de roseaux » (au XIème siècle, des religieux de l’ordre de Cîteaux aménagent les terrains marécageux de la Durance à cet endroit) et le Ney, fabriqué à partir de roseaux, d’où le nom du spectacle : « le murmure du roseau sacré ».

Sinan Arat / Abbaye de Silvacane/ 20 Juin 2025 © M.C.

Sinan Arat / Abbaye de Silvacane/ 20 Juin 2025 © M.C.

Le roseau, coupé de sa terre, s’en éloigne, mais devenu instrument de musique, en parle et la retrouve. Se dessine toute une approche mystique de la musique, croisant les traditions musicales de l’ordre Mevlevi que l’on désigne sous l’appellation réductrice de « derviches tourneurs », et la poésie du fondateur de l’ordre, Jalal al-Din-Rûmî (1207-1273) qui donne à la musique un rôle central : reprenant les théories pythagoriciennes, la musique est une image de l’univers dont les sphères sont régies par les mêmes proportions que celles des intervalles entre les notes, bref, l’harmonie est imprégnée de concepts philosophiques et obéit à des rapports mathématiques qui orchestrent l’univers. La musique renvoie alors à une vision totale et cosmique.  

« Le Ney n’est qu’un roseau. Son secret, c’est la respiration. Sa source c’est le cœur qui vient donner son caractère sacré à la respiration. Aujourd’hui c’est par une même respiration, comme une prière pour nous et les autres que nous sommes ensemble. Alors que le monde s’agite, que la musique nous soit un refuge où nous puissions respirer. (…) Songez à tous les mystiques qui ont vécu ici, à la manière dont ils ont rêvé de vivre, écoutez le silence, qui est aussi de la musique, » sourit Sinan Arat qui demande de ne pas applaudir entre les morceaux pour ne pas en bouleverser la dimension mystique et de se contenter d’applaudissements en langue des signes.

Sinan Arat / Abbaye de Silvacane/ 20 Juin 2025 © M.C.

Sinan Arat / Abbaye de Silvacane/ 20 Juin 2025 © M.C.

La voix du ney seul emplit alors les âmes. Utilisant un looper de table (boucleur), le musicien enregistre des thèmes, les superpose, place ses improvisations sur les rythmiques ainsi composées, convoque tout un orchestre autour de lui : les mélodies s’élèvent sur d’amples nappes sonores, s’épicent des scansions précises que le souffle du musicien transformé en beat box a esquissé en trame. Les incarnations de la matière et de l’esprit se lovent tour à tour dans le chant humain et dans celui de l’instrument, l’un se substituant à l’autre, comme pour insister sur la porosité des mondes et le caractère indissociable du terrestre et de l’impalpable. Le ney devient une réponse mystique qui unit la nature sauvage et l’humanité.Le souffle se partage et Sinan Arat fait chanter le public à quatre voix (le quatre est le chiffre de la Terre). Les poèmes d’amour de Rûmî sont aussi des aspirations à l’élévation des âmes, et ceux de Sinan Arat ourlent de leurs sonorités les mélodies méditatives du ney.
Tout est symbole, depuis les musiques et les paroles mises en scène à la facture de l’instrument, qui comprend neuf segments, se basant sur la déclinaison de la perfection du trois.
Alors que le reste du monde tremble, ce soir-là au sein de l’abbatiale, en un instant hors du temps, on pouvait croire à une harmonie universelle possible…

Concert donné à l’abbaye de Silvacane le 20 juin 2025 dans le cadre d’Aix-en-Juin et des Voix de Silvacane