Pas de féminicide dans la réécriture de Carmen composée par le chorégraphe Abou Lagraa pour treize interprètes du Ballet de l’Opéra de Tunis !
Comme un pied de nez et un hommage à l’opéra français le plus représenté dans le monde, l’artiste opte pour une scénographie très sobre, architecturant l’espace sur deux niveaux et l’habitant par les très belles lumières créées par Alain Paradis.
Se refusant à la sanction de la liberté par la mort, le chorégraphe s’attache à mettre en évidence la liberté des corps dans leur sensualité, leur envol qui brise les obstacles : le carré lumineux projeté au sol sera démultiplié puis dépassé, brisé par les pas des danseuses et des danseurs. Les costumes rendent leur égalité aux hommes et aux femmes lors de certaines scènes où tous sont vêtus de longues jupes qui évoquent des pièces d’Akram Khan. La fluidité des gestes qui ne cessent de s’enchaîner accorde une poésie délicate à l’ensemble.
Carmen, Abou Lagraa © Théâtre de l’Opéra de Tunis
À l’histoire et aux extraits musicaux connus s’ajoute une écriture qui sait fusionner les univers du hip hop, de la danse contemporaine et d’un certain orientalisme. Les personnages se démultiplient, soulignant la valeur archétypale des types qu’ils représentent : Carmen, libre et sensuelle, Don José amoureux possessif et ivre de jalousie. Six Carmen et sept Don José se partagent ainsi l’espace. Le couteau perd son caractère fatal pour devenir objet de danse, accessoire fascinant dont les possibilités tragiques sont rejetées au profit d’évolutions qui le transportent du côté d’une forme de perfection. Les danseurs semblent alors imiter les « murmurations » des oiseaux en plein vol, métaphore selon Abou Lagraa de la force de la Méditerranée et des perpétuels mouvements qui unissant le Maghreb à l’Europe.
L’élasticité des mouvements fait place parfois à des explosions gymniques vertigineuses, apprivoisant les codes du hip hop pour les transcender dans une vision collective où tous les êtres sont égaux.
Carmen garde son statut de manifeste et, au-delà de l’indéniable poésie de la pièce chorégraphiée, déplace son propos dans notre actualité, clame son exigence de liberté qui ne peut être réelle si elle n’est pas le bien de tous. Son absence pour une partie de la population enferme l’autre et la jugule aussi. Le refus de la mort se retrouve aussi dans celui d’occulter tout ce qui concerne le toréador.
Carmen, Abou Lagraa © Théâtre de l’Opéra de Tunis
Il n’y aura pas de mise à mort du taureau pas plus que de Carmen et le couteau planté devant la scène en conclusion affirme l’abandon des relations violentes entre les êtres vivants.
Une autre manière d’envisager les sujets de l’art est suggéré : le récit peut exister sans tragédie. La beauté et la poésie ne naissent pas obligatoirement parce que du sang a coulé. Il n’est pas nécessaire de réitérer les Iliade et les Carmen, la puissance créatrice n’est pas indissociable des grands drames. Un message de paix…
Spectacle donné au Grand Théâtre de Provence le 4 février 2025