« Je n’explique pas les mots. Je n’explique que les formes. Ce qu’elles contiennent m’échappe. Tu n’expliques pas que je parle non plus. » (à la surface, p. 49).
Dorothée Volut se livre au fur et à mesure de ses parutions, L’écriture m’a donné une enveloppe (Contre-Mur), Comme tous les enfants (éditions précipitées), Et quand tenu dans la lumière (Fidel Anthelme X), Scènes extérieures, (Contre-pied), Alphabet, À la surface, Poèmes premiers (éditions Éric Pesty). Une petite musique sourd de chacun de ses ouvrages, simple, évidente presque, et d’une pertinence rare qui sait allier les divers modes de perception de ce qui l’entoure en un mode parfois synesthésique. Parfois l’auteure pose de courtes notes sur la page, impressions délicates, esquisses vives qui donnent à imaginer une atmosphère, une respiration, l’âme des lieux.
Le titre de son nouvel opus, Contour des lacunes aux éditions Éric Pesty, pose de nombreuses questions. Il sous-entend une démarche particulière proche du geste d’un dessinateur qui partirait de l’enveloppe de ce qu’il veut représenter. Or ce qui est ici à montrer est le vide : il s’agit de « lacunes », dont l’auteure donne la définition du dictionnaire en quatrième de couverture. Mise en évidence du vide ? Manière de le cerner et le remplir ? Contrairement aux « usages », le titre ne se trouve pas sur la première de couverture.
Le pont d’Aiguine en 1950, aujourd’hui englouti sous le lac de Sainte-Croix © X-D.R., collection Pierre Lambotin
Il y a juste une ligne qui se referme sur elle-même, avec des allures de fractal. Dorothée Volut expliquera lors d’une rencontre qu’il s’agit du contour des terres inondées par le barrage de Fontaine-L’évêque, non loin du village où elle habite depuis 2008, après son départ de Marseille, à Artignosc-sur-Verdon. Puis le titre « contour des lacunes » se découvre seul, en lettres majuscules après la première page blanche, et enfin apparaît d’une façon « classique » en lettres italiques au centre d’une page qui dévoile le nom de l’auteure et celui de l’éditeur.
Les mots sont ainsi mis en scène.
L’écriture naît du paysage qui modèle les êtres même lorsque ceux-ci croient les avoir transformés. Les mots sont mis en scène au fil des textes répartis en huit parties dont un prologue qui donne la clé de la composition du livre : «Raconter. Recoudre les pièces d’un manteau éparpillé aux quatre vents du temps et de l’espace ». La matérialité de l’écriture est elle aussi évoquée, depuis le « crayon de bois » des premiers mots aux cahiers ou petits papiers.
Car l’écriture est aussi matière, laine que l’on étire, dessin particulier des lettres… « Incurve une seule lettre / pour faire saliver l’invisible ».
La forme de l’expression varie, poèmes en vers, en prose, extraits de journal intime, photographies, reproduction de « textes trouvés » (Provençal), relation du « dernier atelier d’écriture de l’année », et l’inclassable « lut-lyr », hommage au photographe et écrivain Édouard Levé qui s’est suicidé le 17 octobre 2008 et au dictionnaire… Tout au long des pages émerge une narratrice, l’auteure elle-même qui se refuse à entériner la distanciation d’usage entre le « je » narratif et la personne qui écrit mais se dédouble parfois en un tu qui instaure une conversation, l’indispensable dialogue qui scelle l’existence des êtres. Une insistance particulière se pose sur l’incarnation des choses, la place du corps, sa relation aux éléments.
Dans le texte (page 18) « tu veux comprendre », s’exprime la volonté absolue d’être en adéquation avec le temps de la vie, « car nous vivons dans l’immensité de la chanson du corps ». La photographie est aussi un art très présent dans le recueil. Un chapitre lui est entièrement consacré, sans aucun commentaire, établissant une sorte d’équivalence entre le formulé et les photos. Les textes des autres chapitres sont nourris d’images, ajoutant aux formes et aux couleurs, les parfums, les mouvements du vent, les sons de la nature ou des manifestations humaines qui les traversent. Une relation puissante relie l’auteure à la nature. Se dessine entre elle et le monde une véritable osmose (« en hiver la neige enrobe mes muscles jusqu’à devenir la pulpe de ma chair »). Cette porosité est propice aux alchimies d’un texte qui prend des allures initiatiques, transmutation de la « bûche de chêne », la graphie du stylo devient laine qui s’étire, rappel des Parques (?), l’enfant de Dorothée Volut se nomme Hiram, le maître d’œuvre du Roi Salomon, l’initiateur et l’architecte par excellence…
Dorothée Volut © X-D.R.
Le poème est le lieu des temps de légendes, « seul lieu habitable » finalement lorsque se pose la question des impermanences humaines qui engloutissent les terres par la construction de barrages qui se voient ensuite abandonnés et laissent les pierres disparues ressurgir des eaux. « Est-ce que les cercles d’onde peuvent tenir lieu de racines » ? Le texte finement structuré par une ponctuation précise donne son rythme au lecteur lui rendant sensible sa propre respiration. Les remuements du monde passé et présent affleurent, telle l’horreur de la guerre de Gaza, d’une telle indécence face aux « roses sur le mur de béton », « ramassis de conneries » (page 54) dixit le grand-père, personnage fondateur… Difficile d’être au monde ? La poésie est-elle le seul endroit où l’on puisse condenser la mémoire ? Les pierres veillent dans leur « solitude calcaire ». Une jonction s’effectue entre le minéral et le vivant, avec la « pierre greffée » d’un rêve. Sans doute, par leur apparente pérennité les pierres mettent en évidence le vide que nous laissons/laisserons : « le vide laissé par moi dans ce lieu où je vivais » … On se plaît à arpenter le livre au gré aléatoire des pages, il n’en est pas une où l’on ne s’attarde, happé par finesse des traits, la sensible approche du monde, la capacité à saisir les moindres frémissements des jeux de la lumière et de l’ombre, la palette d’aquarelliste, la douceur qui n’édulcore rien des violences mais permet de conclure sur « le dessin délicat d’une rose »…
Contour des Lacunes, Dorothée Volut, éditions Éric Pesty
Contour des lacunes de Dorothée VOlut a été présneté à la médiathèque de Brignoles le 23 mai 2025 dans le cadre des Eauditives organisées par les éditions Plaine Page.