On avait entendu Bruce Liu pour la première fois à La Roque en 2022 sur les deux concertos de Chopin, après son premier prix au Concours Chopin de Varsovie en 2021 (ici), puis, le jeune pianiste était revenu en 2023, en récital, suscitant le même engouement. Il était bien naturel qu’il fasse son entrée au Festival de Pâques aixois qui sait lui aussi convier les plus grands musiciens actuels.
Seul dans l’écrin du Conservatoire Darius Milhaud, il conjugua l’acoustique précise du lieu au velouté de son piano dans un programme entièrement russe.

Un calendrier poétique

La composition des Saisons avait été commandée à Tchaïkovski par l’éditeur d’un magazine musical mensuel de Saint-Pétersbourg, Nikolaï Matveïevitch Bernard qui publiait dans son supplément des partitions. Il s’agissait de composer un tableau poétique de chaque mois de l’année dont les titres et les épigraphes étaient choisies par l’éditeur. Pour le compositeur, ce travail était perçu comme assez alimentaire, et l’on raconte que c’est à l’injonction de son domestique qu’il s’asseyait à sa table de travail et écrivait rapidement une pièce qui était envoyée dans la foulée ! Mais lorsque c’est Tchaïkovski qui est nonchalant, le résultat est malgré tout brillant, imagé, ciselé dans une concision élégante.

L’aisance technique de Bruce Liu fait oublier toutes les difficultés de la partition et traduit ces douze miniatures avec une poétique vivacité, déclinant chaque atmosphère, mélancolie, tristesse, nostalgie, tendresse, joie débridée, en séduisant totalement son auditoire. On n’est plus dans une salle de concert, mais dans le salon d’une grande maison où le pianiste nous raconte, spirituel et sensible les anecdotes et les caractéristiques de chaque mois, appuyant sur un trait, laissant supposer un autre. Nous sommes dans une conversation vive au cours de laquelle un peintre nous livre ses esquisses, détaillant au fur et à mesure telle ou telle partie, attirant notre attention sur un sourire, un soupir, un léger vague à l’âme, un pas de danse ensoleillé…

Bruce Liu, piano. Conservatoire Darius Milhaud. 23/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Bruce Liu, piano. Conservatoire Darius Milhaud. 23/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Après la Barcarolle de Juin se glisse Le Lac des cygnes de Tchaïkovski dans la transcription d’Earl Wild. Les oiseaux s’envolent sous les doigts du pianiste, qui jamais n’insiste, mais nous offre un tableau tout de délicatesse auquel succède la Sonate pour piano n° 4 en fa dièse majeur d’Alexandre Scriabine, lumineuse dans la fluide interprétation de Bruce Liu qui en enchaîne les deux mouvements. Scriabine décrivait cette pièce comme « le vol de l’homme vers l’étoile, symbole du bonheur ».

Après l’entracte et le « second semestre » de Tchaïkovski, le jeune pianiste achevait son programme par la pièce maîtresse qu’est la Sonate n° 7 opus 83 de Prokofiev. Le jeu délié de l’instrumentiste atteint une densité profonde, remodèle les contrastes, accentue les lignes comme dans les tableaux de Rouault, tranche dans le vif, sculpte avec force, semble être à la source même d’une énergie indomptable. On est pris par la fièvre du premier mouvement Allegro inquieto, l’étonnante expressivité mélodique du deuxième, le martèlement mécanique du finale qui sonne comme une conjuration cathartique.

Bruce Liu, piano. Conservatoire Darius Milhaud. 23/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Bruce Liu, piano. Conservatoire Darius Milhaud. 23/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

On est fasciné, suspendu, transporté dans un autre espace-temps où tout devient signifiant. La violence musicale renvoie au qualificatif souvent attribué à cette sonate ainsi qu’aux n° 6 et 8, « sonates de guerre », car, composées en Russie durant la Seconde Guerre mondiale. La n° 7, publiée en 1943 reçut cette année-là le prix Staline !
Généreux, le jeune artiste offrit quatre bis où il avait le plaisir de retrouver le Chopin de son concours, Les Sauvages de Rameau, et la première Gnossienne d’Éric Satie qui prit des volumes fantastiques et inédits. Quelle musique !!!

 

Concert donné au Conservatoire Darius Milhaud le 23 avril 2025 dans le cadre du Festival de Pâques.