« Depuis 1996, Lugansky fait partie de la programmation du Festival de La Roque d’Anthéron », rappelle René Martin, directeur artistique et fondateur de cet incontournable évènement musical de l’été. Le festival l’a vu grandir, trouver sa voix parmi tous les immenses musiciens invités chaque année. Chaque concert de Nikolaï Lugansky est une pépite nouvelle, riche de surprises, de lectures qui parfois surprennent mais séduisent toujours. Une technique si maîtrisée qu’on en oublie la virtuosité, une capacité à entrer dans les partitions avec une intelligence et une sensibilité qui se moque de tout pathos, une élégance sans faille… difficile de ne pas être hyperbolique lorsque l’on évoque ce pianiste ! 


Un piano orchestral

Le programme de la soirée suivait le fil d’une gradation animée d’une tension constante. 
Le titre La Tempête de la Sonate n°17 en ré mineur opus 31 n° 2 de Beethoven trompe l’auditeur qui s’attend aux orages. Le compositeur avait pourtant conseillé à son homologue Anton Felix Schindler, l’un de ses premiers biographes, de lire la pièce de Shakespeare afin d’en comprendre le nom. La Tempête shakespearienne est une fabuleuse étude des comportements et sentiments humains, et c’est ce qui transparaît dans l’œuvre de Beethoven. 

Pas de « tempête », donc, mais une approche d’une émouvante délicatesse. Le Largo initial, suivi d’un Allegro nous installe dans une certaine étrangeté. L’inquiétude manifestée par la main gauche sous-tend les élans de la main droite instaurant un questionnement désespéré. Ce conflit traduit sans doute les tourments du compositeur qui connaît alors les premières manifestations de sa surdité, et songea même à se suicider. Le sublime Adagio est d’une infinie douceur parcourue d’éclairs. La mélodie prend un tour onirique envoûtant, habitée de silences, en un tempo recueilli, comme si l’artiste en goûtait chaque note, célébrant le miracle des sons qui reflètent si bien les mouvements des âmes. 

Nikolaï Lugansky/ La Roque d'Anthéron 2025 © Pierre Morales

Nikolaï Lugansky/ La Roque d’Anthéron 2025 © Pierre Morales

L’Allegretto final, décrit par Carl Czerny qui fut élève de Beethoven avant sa propre carrière de concertiste et de professeur, comme « un galop de cheval ». La jonction des deux thèmes, celui de l’allegretto et le « perpetuum mobile », dessine une effervescence aux sonorités orchestrales et, par son tempo contenu, tient en haleine jusqu’à la dernière note.
Puis Nikolaï Lugansky offrait le Carnaval de Vienne opus 26 de Robert Schumann qui cite, comme autant de masques, des passages de La Marseillaise, de Beethoven, Haydn, Chopin. L’agitation intérieure du « narrateur », parfois isolé au milieu de la fête prend la tournure d’une composition pour orchestre. La complexité des sentiments contradictoires exprimés, tendresse, frustration, désespoir amoureux, rêverie, a été décrite par la musicologue Brigitte François-Sappey comme « un cri existentiel d’amour et de mort ». Le pianiste dépasse la formule en livrant une interprétation puissante et incarnée par un jeu qui va jusqu’au fond des touches puis s’emporte en volutes aériennes. La recherche de la vérité des êtres derrière la façade du paraître émeut. La conclusion emportée évoque une irrépressible joie que parerait une sourde inquiétude.

 Tout un orchestre dans un piano !

L’an dernier, le pianiste donnait à La Roque des extraits de son nouvel album intégralement dédié à Wagner, paru au début de 2024. S’appuyant sur des transcriptions souvent de sa main, Nikolaï Lugansky relève le défi de jouer ces œuvres d’une complexité folle. Se succédaient l’Entrée des dieux au Walhalla (L’Or du Rhin) dans un arrangement de Louis Brassin et Lugansky, L’incantation du feu (La Walkyrie, arr. Louis Brassin) et la Musique de transformation et Finale (Parsifal) dans un arrangement de Lugansky et Zoltán Kocsis. 

Tout y est, frémissements des cordes, éclats des cuivres, percussions, perspectives opératiques… l’orchestre entier se retrouve dans les quatre-vingt-huit touches du Steinway, murmure, gronde, explose, chante, raconte, met en scène. Loin sont les « réductions d’orchestre pour piano » qui appauvrissent et parfois dénaturent les intentions de la composition ! On a l’impression d’entendre les œuvres pour la première fois dans ces transcriptions qui donnent à les entendre et à les comprendre avec encore plus d’acuité.
La dernière pièce au programme, Saint François de Paule marchant sur les eaux, seconde légende du volume des Légendes « franciscaines » de 1863 de Franz Liszt est coulée dans la veine des Années de Pèlerinage

Nikolaï Lugansky/ La Roque d'Anthéron 2025 © Pierre Morales

Nikolaï Lugansky/ La Roque d’Anthéron 2025 © Pierre Morales

Poème des eaux déchaînées, cette légende évoque le saint franchissant le détroit de Messine. La foi du personnage lui octroie une assurance tranquille face aux octaves et tierces virtuoses des houles chromatiques des flots qui vrillent les aigus du clavier. Le chaos s’apaise grâce à la marche sereine du saint sur la mer. La face mystique de la fable se résout en une jubilation épanouie.
Généreux, Nikolaï Lugansky revenait pour trois bis, un extrait de Romance sans paroles de Mendelssohn, l’Étude opus 10  n° 8 en fa majeur de Chopin et, renouant avec son compositeur fétiche, le Prélude opus 23 n° 7 en do mineur de Rachmaninov.  Enchantements !

Concert donné le 31 juillet 2025 au parc de Florans dans le cadre du Festival de La Roque d’Anthéron.

À venir
Ce soir, 3 août, Arcadi Volodos au Parc de Florans
4 août: Yunchan Lim, la nouvelle coqueluche du piano
5 août, Mikhaïl Pletnev