La metteuse en scène Nanouk Broche s’inspire de deux nouvelles tirées de Onze rêves de suie de Manuela Draeger, d’un extrait de Germinal de Zola et d’un travail d’improvisation au plateau mené avec talent par les deux comédiennes de sa compagnie Ma voisine s’appelle Cassandre, Lea Jean-Theodore et Sofy Jordan.
Le titre, « Et l’éléphante », est développé par un ajout aussi contradictoire que cocasse : « …ou Le bonheur universel dans un contexte mondial défavorable ».
Au début de la pièce, debout derrière un pupitre, une comédienne fixe le public, souriante, dans ce premier lien qui nourrira la relation entre les spectateurs et ce qui se passera sur le plateau. Et le récit commence…
Elle marche sans fin parcourant existences et reliefs tandis que le monde est quasiment dépeuplé d’animaux, êtres humains compris. On ignore par quelle catastrophe naturelle ou née des mains des hommes la terre s’est ainsi désertifiée. Quoi qu’il en soit, Marta Ashkarot, l’éléphante, marche et nous parle, décrivant ce qui l’entoure, les arbres, les accidents de terrain, les routes inégales, elle parle d’elle aussi, d’un univers perdu. Mais est-il à regretter ce monde totalitaire de réunions, de jugements, de guerres, d’affiliations plus ou moins contraintes au « parti » ? Cette éléphante évolue dans une fiction « post soviétique » et reste d’un optimisme et d’une empathie magnifiques.
Et l’éléphante:Cie Ma voisine s’appelle Cassandre / L’Ouvre-Boîte © M.C.
Au fil de ses pérégrinations, elle va croiser des survivants, un couple militant épuisé, une soldate révolutionnaire qui rêve de reconstruire le monde et de le « réindustrialiser » en une frénésie qui laisse deviner de quelle manière le monde s’est éteint, même si elle est portée par l’utopie d’un « monde sans classes », un paléontologue, un symbole du capitalisme, Henri Ford… (entre la « confection manuelle » des objets et celle à échelle industrielle, le fossé est tel que la rencontre en est tordante!)
On découvre les hominidés dans leurs premières œuvres, séquences hilarantes où Sofy Jordan, vêtue de « peaux de bête », se met à taper sur des cailloux. Les mots dérivent, des passerelles entre les époques se façonnent, cultivant les échos et les analogies.
Dans les lumières de Thibault Gambari, les deux actrices passent d’un personnage à l’autre, humain ou animal, avec la même aisance, se prennent au jeu en un plaisir communicatif.
Pas de dialectique ici, juste le bonheur de jouer, de taquiner l’actualité, de pointer les dysfonctionnements des raisonnements des absolutismes. Une infinie légèreté se glisse dans cette pièce dominée par la fantaisie, l’irrationnel et des voltes comiques dignes d’un Cinémastock de Gotlib et Alexis.
On y rejoint le caractère inclassable des écrits d’Antoine Volodine, autre alias de Manuela Draeger, qui se réclame du « post-exotisme » en donnant à lire « une littérature étrangère écrite en français (…), une littérature de l’ailleurs qui va vers l’ailleurs ».
Et l’éléphante:Cie Ma voisine s’appelle Cassandre / L’Ouvre-Boîte © M.C.
Le livre lui-même est construit sur le modèle de L’Heptaméron de Marguerite de Navarre : des personnages réunis en un lieu à part à cause d’une catastrophe quelconque se racontent des histoires pour occuper le temps. Dans le recueil de Manuela Draeger, un groupe de jeunes gens se retrouvent piégés dans un bâtiment en flammes à la suite de l’opération qu’ils ont tentée de mener à l’occasion d’une manifestation interdite, la « bolcho pride ». Ils invoquent la figure de Mémé Holgolde, immortelle et qui les a formés à la révolution mondiale et au merveilleux. Leurs souvenirs se mêlent à des contes, comme celui de l’éléphante Marta Ashkarot. Ils deviennent à leur tour des créatures féériques, des sortes de cormorans qui maîtrisent l’écoulement du temps et vivent dans le feu. C’est à cette fin que la pièce fait allusion, emplissant ses personnages d’un indicible bonheur alors que le monde se consume. Le rêve s’érige alors comme seul remède à la folie du monde… Une étrange joie sourd de cette fin tragique qui aurait peut-être gagné à être plus orchestrée dans la trame même de la pièce. Ce qui n’enlève rien à ses indéniables qualités de jeu, de fantaisie, d’inventivité, de passion.
La pièce Et l’éléphante a été jouée au théâtre de L’Ouvre-Boîte le 16 mai 2025
Et l’éléphante:Cie Ma voisine s’appelle Cassandre / L’Ouvre-Boîte © M.C.
Antoine Volodine, né Jean Desvignes en 1950, est le principal pseudonyme de l’auteur qui a fondé une communauté d’auteurs imaginaires, chacun doté de sa biographie, de son style, de son univers. On compte entre autres alias, Elli Kronauer, Lutz Bassmann, Manuela Draeger, Infernus Iohannes et bien d’autres. Lorsque l’un d’entre eux est invité à une rencontre littéraire, il brouille les pistes, donne divers lieux de naissance, mois, années, évoque les uns et les autres à la troisième personne. Un exercice de haute voltige !
Le « réalisme magique » dont se revendique aussi Volodine est une notion introduite en 1925 par le critique d’art allemand Franz Roh à propos de la peinture lorsque dans un environnement « réaliste » adviennent des éléments que l’on peut percevoir comme magiques ou surnaturels.