La Vague Classique de Six-Fours a le talent d’inviter dans des cadres intimes les musiciens que l’on voit d’habitude sur les grandes scènes nationales et internationales, établissant une proximité de choix entre les interprètes et leur public. À peine quelques mètres séparent la scène et les sièges des spectateurs, si bien qu’une familiarité nouvelle s’instaure. À la Maison du Cygne, le plein air ajoute au charme des soirées, telles des salons hantés d’oiseaux et des souffles du vent dans les frondaisons des arbres qui bordent les lieux.
La programmation concoctée par Gérard Lerda, directeur artistique de ce festival qui tient la ville balnéaire de la fin du printemps aux marges de l’automne, convoque les grands noms d’aujourd’hui. Dimanche 8 juin, le pianiste Lucas Debargue venait présenter un concert atypique au cours duquel il se confia souvent. Touchant, il commençait par une improvisation : « une manière de commencer avec quelque chose qui n’existe pas », expliqua-t-il. Sa manière impressionniste épousait la poésie des lieux et le jeu clair du pianiste séduisait d’emblée l’assistance avant la présentation de la première partie, « espagnole », passant d’Isaac Albéniz à Claude Debussy, Domenico Scarlatti et Maurice Ravel.
Lucas Debargue ©Six-Fours/ Vague Classique /8Juin2025
Tout débutait par une pièce d’Isaac Albéniz, Evocación, sans doute, le choix n’était pas innocent : fascinante fut la personnalité du compositeur catalan, enfant fugueur, épris de liberté, pas plus andalou que guitariste même si aujourd’hui on le connaît surtout pour cela ! Pianiste de génie, le jeune Albéniz donna son premier concert au Théâtre Romea à Barcelone. Les spectateurs étaient tellement admiratifs devant la prestation du jeune garçon que certains passèrent derrière le rideau de scène pour vérifier qu’aucun autre pianiste n’y était caché ! Admis au Conservatoire de Paris à sept ans, il en sera renvoyé assez vite car trop inattentif. Il préfèrera au Conservatoire de Madrid qui le reçut la carrière des concerts au cours desquels il adorait se livrer à des improvisations (sic !). De quoi plaire au concertiste du jour !
La première pièce de son Livre I d’Iberia, Evocación, dédiée à l’épouse d’Ernest Chausson et dont la première interprète fut la pianiste Blanche Selva (le compositeur étant alors très malade), s’inscrit dans l’esprit de l’improvisation initiale de Lucas Debargue, toute de nostalgie lyrique, de poésie délicate où les thèmes populaires du Jondo flamenco se mêlent à une esquisse plus intime et impressionniste. Estampes de Claude Debussy dessine une rêverie aux fragrances espagnoles, se refusant aux prouesses techniques au profit d’une expression personnelle. Suivaient trois Sonates de Scarlatti (K.206, K.208 et K.24), le compositeur préféré du pianiste. Scarlatti, né en Italie, vécut très longtemps à la cour d’Espagne, et ses pièces sont à la fois théâtrales et humoristiques comme un tableau de Vélasquez.
Lucas Debargue ©Six-Fours/ Vague Classique /8Juin2025
Enfin, Alborada del Gracioso de Maurice Ravel apportait ses accents percussifs, rapprochant l’œuvre de l’esprit d’un Prokofiev alors que le morceau narre une anecdote cocasse, montrant un personnage grotesque donnant l’aubade à une jeune fille…
Après l’entracte, l’atmosphère changeait. Les tableautins de genre laissaient la place à une suite de pièces de Gabriel Fauré, très peu jouées en concert. Mazurka opus 32, Barcarolle n° 9, Nocturne n° 12, Impromptu n° 5, Valse-caprice n° 4, déployaient leur vivacité élégante, leurs dissonances, leurs éclats virtuoses, leurs variations de gammes, leurs échos d’œuvres aimées, Chopin, Liszt, airs traditionnels… Cette manière de mêler les références et les genres était au cœur de la composition que proposait enfin Lucas Debargue, une Suite Française, dans laquelle il avoua avoir condensé la plus grande partie des souvenirs des auteurs aimés, allant du baroque au jazz.
Cette suite comprend cinq mouvements répondants aux noms traditionnels du genre, la « première grande forme » écrite par le pianiste qui sourit en la décrivant au public, « j’y ai inclus plein de musiques que j’aime, et j’ai tout mis dans le mixer ! La gigue qui referme cette Suite est impossible à jouer tant elle est difficile, priez pour moi !». Le littéraire de formation qu’il est, semble ici multiplier les notes de bas de page, et on aimerait réécouter certains passages pour affiner nos intuitions, ici, une page en contrepoint pour Bach, là, des passages arpégés à la Debussy, un souvenir de Ravel, une verve proche de celle d’un Prokofiev. Le musicien s’amuse de cette compilation dont les pages choisies sont passées à la moulinette de sa sensibilité.
Lucas Debargue ©Six-Fours/ Vague Classique /8Juin2025
Certes, un petit cabotinage le poussait à évoquer le « dédoublement » entre son travail de composition et celui d’interprète, Mais comment lui en vouloir !
Les bis qui suivirent formaient une troisième partie, une transcription du pianiste d’Après un rêve de Gabriel Fauré, occasion de revenir sur les modalités du passage d’un instrument à l’autre ou d’un orchestre à un instrument seul, « il est impossible de calquer totalement les œuvres, mais il faut les adapter à l’instrument auquel on les destine, traduisant l’esprit des pièces, mais aussi en conservant celui du piano ! », le monument qu’est la Deuxième Ballade de Liszt, « avec lui, il y a toujours une histoire ! », enfin, refermant le concert comme il avait commencé, Lucas Debargue offrait une improvisation « allant vers le jazz », selon ses termes. Brillant !
Concert donné le 8 juin 2025 à la Maison du Cygne dans le cadre de La Vague Classique de Six-Fours.