Marie-Ange Nguci qui avait ébloui le public de La Roque d’Anthéron le 14 août dans Brahms aux côtés de l’Orchestre Consuelo a accepté de remplacer au pied levé la grande Maria João Pires dont le concert du 17 août avait dû être annulé pour raisons de santé. Défi lourd face à une conque quasi comble devant laquelle il était impossible de présenter le programme soliste que la jeune pianiste avait donné au festival de la Grange de Meslay en juin dernier avec une Sonate n° 6 en la majeur de Prokofiev et des Variations sur un thème de Chopin de Rachmaninov, « trop avant-gardiste pour les attentes d’auditeurs venus pour Debussy, Schubert ou Beethoven » (René Martin, directeur artistique et cofondateur du festival). Aussi, il fallut s’assagir tout en conservant une palette large, Bach, Ravel, Beethoven et Schumann (Robert, pas Clara) se trouvèrent réunis sous la conque du parc de Florans. 

Bach ouvrait le bal, ou plutôt, une «transcription» (le terme employé est «d’après», offrant toute liberté de composition) de sa Chaconne de la partita en ré mineur pour violon seul BWV 1004 pour piano par Ferrucio Busoni (1866-1924), esprit curieux et cosmopolite, défenseur de la musique de Schönberg et connu surtout pour ses qualités de transcripteur et d’arrangeur au piano. Sa transcription n’est pas vraiment fidèle à l’original, mais laisse une grande place aux épanchements et fantaisies du compositeur. Cette œuvre en particulier se situe dans la lignée des grands romantiques comme Liszt ou Brahms. La fluidité des liaisons effectuées par l’interprète donnait une cohérence particulière à l’ensemble soulignant par l’enchaînement d’atmosphères contrastées la richesse des fluctuations des êtres.
Le temps restait suspendu pour Gaspard de la nuit de Maurice Ravel dont les trois mouvements correspondent aux trois poèmes fantastiques d’inspiration moyenâgeuse d’Aloysius Bertrand, Ondine, au symbolisme mystique, Le Gibet, sombre méditation traversée d’éclats de lune, Scarbo, le petit lutin diabolique et malicieux dont la virtuosité dépasse, selon l’ambition de son compositeur les impossibles acrobaties d’Islamey de Balakirev.

Marie-Ange Nguci à La Roque d'Anthéron

Marie-Ange Nguci © Valentine Chauvin 2023

Le piano atteint ici des clartés insoupçonnées, suspendu au fil onirique de la nuit. La partie centrale, lente, le plus souvent pianissimo livre un travail subtil sur les harmoniques du piano et ses ressources internes, mêlées à celles de la partition, un dialogue au-delà des sens s’établit entre l’instrument et son interprète, hypnotique, propre à convoquer les âmes de ceux qui ne sont plus, les faire exister dans les orbes sonores.

 La jeune femme se penche sur le clavier, comme sur l’épaule d’un vieil ami ; les gestes, la position des mains, la sensibilité du jeu qui semble faire parler l’invisible, invitent l’image de Nicolas Angelich, maître si proche et parti si tôt. À la fin du concert, le bouquet de fleurs offert à l’artiste sera posé sur le piano, pour lui sans aucun doute, écho au bouquet tragique devant lequel elle s’était agenouillée pour le concert hommage au musicien qui a joué tant de fois sur la scène posée sur l’eau.

Marie-Ange Nguci à La Roque d'Anthéron

Marie-Ange Nguci © Valentine Chauvin

En seconde partie, le bijou d’improvisation de Beethoven, sa Fantaisie en sol mineur opus 77, déclinait ses couleurs enjouées, multipliant les motifs, changeant les tempi, les épaisseurs de trait, les modulations, en une ascension vertigineuse.
Enfin, Marie-Ange Nguci se glissait avec aisance dans les Kriesleriana opus 16 que Robert Schumann composa pour Clara Schumann à qui il écrivait « ma musique me semble maintenant si merveilleusement réalisée, si simple et venant droit du cœur… Musique bizarre, musique folle, voire solennelle ; tu en feras des yeux quand tu les joueras ! ».
Les accalmies se tissent entre les orages. « Dans certaines parties, il y a un amour vraiment sauvage, et ta vie et la mienne et beaucoup de tes regards », disait encore le musicien. Les états d’âme fluctuants des deux êtres, leur passion, leurs élans, leurs contradictions, leurs rêveries, trouvent sous les doigts de Marie-Ange Nguci une élégance et une vérité nouvelles.

Marie-Ange Nguci à La Roque d'Anthéron

Marie-Ange Nguci © Valentine Chauvin 2023

Généreuse, l’artiste offrait quatre rappels somptueux (il faut bien dire à quel point une partie du public est grossière, se levant avant la fin des rappels, partant alors que rien n’est achevé. En quoi être pressé ! C’est l’été, nous avons la chance d’écouter les meilleurs pianistes du monde qui parfois nous font la grâce d’interpréter encore, en cadeau, malgré la fatigue, la tension, des pièces qu’ils affectionnent. Comportement d’enfants gâtés qui ont trop et ne savent plus goûter à la valeur des choses, confondant télé, web et spectacle vivant !).
L’éblouissant Concerto pour la main gauche en ré majeur de Ravel, la Toccata (Étude n° 6 d’après le Concerto n° 5) et « Les cloches de Las Palmas » (Étude n° 4) de Saint-Saëns, enfin Tombeau sur la mort de Monsieur Blancheroche en do mineur FBWV632 que Froberger composa pour la perte d’un ami, écho aux fleurs laissées sur le piano. La musique autorise les passages, se fait le véhicule du mysticisme et accorde une pérennité aux âmes. Le temps alors s’arrête et l’instant se mue en fragment d’éternité.

Concert donné le 17 août au parc de Florans dans le cadre du Festival international de La Roque d’Anthéron