Le dernier livre de la poète, médecin, écrivain, Barbara Polla, Manifeste pour un érotisme existentiel / Poétiser le réel, est le résultat d’une collaboration fructueuse avec Véronique Caye, metteure en scène, vidéaste, artiste, écrivain et photographe.
Le titre de cet essai fait bien sûr écho à l’ouvrage de Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme (conférence donnée en octobre 1945 à Paris et dont il est le compte-rendu). Entre les deux, subsiste la valeur de texte fondateur, une réflexion sur les grands principes vitaux. Pour Sartre, « l’homme est condamné à être libre » puisque « l’existence précède l’essence », et la responsabilité de chaque être humain est absolue, le choix de chacun déterminant le choix d’une forme de l’humanité : en me choisissant, je choisis l’homme (au sens d’espèce humaine). Le résultat est une angoisse existentielle indissociable de toute action. 

Cette angoisse est totalement dépassée dans l’essai de Barbara Polla et Véronique Caye. En trois mouvements encadrés d’un prélude et d’un épilogue, elles explorent une autre manière d’appréhender l’existence et le vivant. La partition est musicale à plus d’un titre : l’écriture, rapide, incisive, resserrée sur des phrases brèves alliant goût de la formule et affirmation universelle, sait aussi manier d’amples envolées fortement scandées ; le fait de commencer par un Prélude pour un tel texte renvoie à l’œuvre symphonique que Debussy composa sur les vers de Mallarmé, Prélude à l’Après-midi d’un faune. Le poète y notait « Tu sais, ma passion, que, pourpre et déjà mûre, / Chaque grenade éclate et d’abeilles murmure ; / Et notre sang, épris de qui le va saisir, / Coule pour tout l’essaim éternel du désir ». 

Véronique Caye / Horizon © Véronique Caye

Véronique Caye / Horizon © Véronique Caye

Et de désir il est question, moteur absolu du monde : « l’érotisme existentiel cultive l’énergie érotique » (Prélude). Le texte débute par un axiome : « l’érotisme existentiel est un manifeste pour enchanter le réel. Il consiste à transposer le désir érotique dans chaque instant de la vie quotidienne. » Cela étant posé, se déploient les principes qui en découlent.
Chaque mouvement est divisé en courts chapitres dont les accroches dessinent une progression fluide où la vie et l’art tissent des architectures indissociables où la question essentielle est de « poétiser le réel », sous-titre de l’ouvrage.
La progression du texte s’orchestre entre la théorisation et la pratique, s’intéressant aux individus, à leur situation dans la société et le monde en une approche politique au sens premier du terme, sans jamais être dogmatique.

L’érotisme de cet essai ne renie pas le sexe, mais le dépasse en le transposant « dans chaque instant » du quotidien, le transforme en puissance humaine, politique et poétique. La poésie première en devient la référence : Le Cantique des Cantiques, le poème d’amour du Roi Salomon pour la reine de Saba, inspire de larges pans de cette réflexion sur l’être, implique le « va vers toi-même », clé de l’altérité. Au statique « connais-toi toi-même » inscrit sur le fronton du temple de Delphes, et repris par Socrate, répond le mouvement. L’immobilité méditative du sage se transmue en force vitale et en action.

Véronique Caye / Horizon © Véronique Caye

Véronique Caye / Horizon © Véronique Caye

Les sens n’entrent pas dans le « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » rimbaldien mais participent à une communion avec le réel. Le corps est Le lieu par excellence de la réalisation de soi, de l’autre, vulnérable, fragile, multiple et singulier : « J’existe et je suis un corps au monde, un corps dans le monde ». Et, s’il n’est pas de « conte de fées », la magie de l’instant gidien permet de développer une vision qui réconcilie matérialisme et mysticisme en un même mouvement.
L’érotisme existentiel s’exprime ainsi au cœur de toutes les sphères du vivant, en une vision qui tient compte des êtres, de leur environnement, de leur relation aux autres et au monde.

Pas de « bisounours » non plus, les remuements de la planète, les conflits, les horreurs, ne sont pas édulcorés, les tyrannies sont refusées, combattues, la capacité de dire « non » est autant revendiquée que l’adhésion à la vie et à ses beautés.
Il est alors nécessaire de « choisir la beauté, qui nous sauve du néant et de l’absurdité ; choisir l’émerveillement, qui devient respect et reconnaissance devant ce qui est ». Il ne faut pas songer qu’il aurait une faute de frappe dans les virgules placées avant les relatives (« la beauté, qui… »), l’ensemble du texte est écrit avec trop de raffinement pour cela, mais une intention soulignée, la proposition relative endosse ici une valeur circonstancielle que le lecteur est libre de déterminer.

Barbara Polla & Véronique Caye © X-D.R.

Barbara Polla & Véronique Caye © X-D.R.

En une bonne cinquantaine de pages, ce court essai pose les fondations d’une philosophie lumineuse qui redéfinit la place de l’être humain dans sa relation au monde. Il n’est pas de page, de paragraphe, de ligne sur lesquels on ne peut s’arrêter, revenir, réfléchir, trouver des correspondances. Dans cette densité stimulante, se dessinent une ouverture poétique, consciente dans son acceptation du réel et des choix et une conception forte du monde et de la vie. Incontournable !

Manifeste pour un érotisme existentiel /Poétiser le réel, Véronique Caye et Barbara Polla, éditions BSN Press, collection verum factum.