Maud Thiria était invitée en résidence par l’association Nouvelles Hybrides à La Tour d’Aigues. Belle occasion de découvrir l’écriture fine et puissante de cette poétesse qui publie depuis les années 2017 aux éditions Æncrages & Co dont elle appréciait l’impression au plomb puis Lanskine dont les volumes enrobent les textes du velouté de leurs pages.
Parisienne, elle est née à Paris, y vit, mais cela ne l’empêche pas d’arpenter les plages de la Normandie ou les reliefs de la Lorraine, région qui fait partie de ses constellations d’enfance. Elle écrit, dessine, s’empare des matières, les modèle, leur accorde leur valeur de trace, de témoignage.
Elle publie d’abord ses poèmes dans une vingtaine de revues telles Le Nouveau Recueil, Diérèse, Thauma, A verse, PLS, Recours au poème, Terre à ciel, N47, Décharge, Sarrazine, Nunc, L’Étrangère… Elle travaille aussi avec des artistes, amenant ses mots à rencontrer les peintures de Christian Gardair par exemple ou bien à se lover dans des « livres pauvres » pour Daniel Leuwers.
Puis, les recueils se succèdent. Le premier a été publié en 2017 aux éditions Æncrages & Co, Mesure au vide, avec des illustrations de Jérôme Vinçon. Chez le même éditeur en 2020, il y aura Blockhaus (Prix Yvan Goll 2021).
Lui aussi comprend des encres de Jérôme Vinçon. Une nouvelle récompense sera attribuée à Trouée paru chez Lanskine en 2022, le prix René Leynaud d’engagement et de résistance, puis toujours chez Lankine le recueil Falaise au ventre (2023, éditions LansKine) : la bourse de poésie Gina Chenouard de la SGDL (Société des Gens de Lettres). Ces textes semblent s’orchestrer autour d’une logique : Mesure au Vide paraît poser les bases d’un art poétique, proche de la sculpture ou du dessin, avec un travail qui se joue entre les pleins et les déliés, la matière et le vide (« inscrire tes mots / aux mains multiples/creusant le vide/ et l’épuisant/ trouvant chair/ même trouée »).
Puis Blockhaus instaure la confrontation avec l’autre, la langue étrangère, le monde, l’histoire, ce qui n’est pas nous mais nous construit, « protège du trop connu/ maternel qui ne te nourrit pas ». Les ouvrages suivants s’emparent alors des violences exercées sur les êtres : violences faites aux femmes dans Trouée, érosion du monde dans Falaise au ventre, où la terre comme les corps se désagrège, et alors seule la langue nous garde vivants, errances des « dessouvenus » que sont les personnes âgées rencontrées lors d’une résidence d’écrivain en Île-de-France à l’hôpital dans des errantes.
Pas de majuscules ni de ponctuation, l’autrice revendique une égalité, refusant la hiérarchie entre les mots, il n’en est pas de plus ou de moins importants.
Ce qui frappe à la lecture, c’est le rythme interne qui accorde une irrésistible pulsation à tous les textes. Si l’on s’attarde sur des errantes, on est frappé par son esthétique minimaliste et pourtant si évocatrice.
Les « errantes », ce sont les roches erratiques que les anciens glaciers ont charriées dans leur flux de glaces et laissées dans des lieux où leur composition minérale n’existe pas. C’est grâce à leur présence que l’on a compris que la terre avait eu des périodes glaciaires et des périodes plus chaudes. Ici, il s’agit de personnes. Des personnes âgées qui, placées dans des hôpitaux sont privées de leurs repères, et deviennent, « fantôme en (leur) vêtement trop toujours trop / (ta) leur démesure ».
Maud Thiria explique le relevé des paroles de ces êtres que l’on n’écoute plus, leur fusion dans le flux des poèmes.
Un pronom revient au fil des livres, « tu », qui est à la fois une adresse à soi et à l’autre, ce qui instaure une dimension universelle aux propos. Lorsque le « on » qui dépersonnalise fait son entrée, il devient l’objet d’un nouveau terme, le « toion », symbole des errances… L’évocation de la beauté du monde devient alors ce qui nous ramène à l’humanité, le lyrisme éclot, bouleversant.
Tous ses livres s’attachent aux cabossés aux oubliés aux laissés pour compte de la vie. Il y a une forme de poésie désespérée et en même temps une très grande force. Dans Mesure au vide le poète est confronté au silence, au vide. Avec Blockhaus, est rendu palpable le caractère inquiétant de cette construction grise qui est aussi paradoxalement un refuge d’enfance, et rend possible la découverte de l’altérité d’une langue « ennemie ».
Dans Trouée, qui parle des maltraitances abominables faites aux femmes (une femme meurt tous les trois jours sous les coups d’un conjoint ou ex-conjoint) il y a la violence terrifiante subie mais un principe de vie qui semble défier jusqu’au bout et affirmer que ce n’est pas elle qui gagne malgré tout :
« Tu tiens/ même si les mots se perdent/ en miettes/ nous perdent en miettes/ en chemin/ traces de nous abandonnés/ pour qui ».
Les mots eux-mêmes ont des failles des fissures. Ces distances habitent même les corps et semblent faire naître l’écriture de Maud Thiria.
Dans Blockhaus elle écrit : « tes mots s’enrobent de terre/ ta langue se noie/ avale recrache/ les mots fantômes/ comme des membres manquants/ coupés effacés ». Et cependant, il y a de l’humour dans ces textes ! « mon nom est n’importe », titre de la seconde partie de des errantes est un clin d’œil à « Mon nom est personne » et il y a quelque chose du western spaghetti dans les comportements des personnages « erratiques » du livre !
Lors de sa résidence à La Tour d’Aigues, Maud Thiria a peaufiné un nouvel opus, Colchiques, son premier écrit en prose, parce que ce qui était à dire se lovait particulièrement bien dans cette forme.
Les premières pages données en avant-première » aux lecteurs de la bibliothèque de La Tour d’Aigues frappent par leur humour, leur acidité, leur acuité, leur verve.
Maud Thiria en résidence à La Tour d’Aigues à l’invitation de l’association Nouvelles Hybrides
Le « livre pauvre » est un concept lancé par Daniel Leuwers, critique littéraire et poète : il s’agit d’une création sur papier manuscrite et illustrée (ce serait une forme inspirée par les manuscrits enluminés de René Char).