Quand un acteur est seul

Quand un acteur est seul

Il est seul sur scène, mais si bien accompagné ! André Dussollier revient au Jeu de Paume avec Sens dessus dessous, un spectacle tissé de grands textes dont la découverte l’enchanta et qui lui sont depuis de fidèles amis. 

C’est Sens dessus dessous, titre emprunté à un sketch de Raymond Devos qu’il reprend au cours de la représentation, que les extraits s’enchaînent avec un naturel virtuose. Un point dessus, un point dessous, un trait tiré, un nouveau point dessus, dessous, la pièce avance avec naturel, servie par une scénographie d’une redoutable efficacité (Sébastien Mizermont).

Une vidéo des rues agitées de Paris où se dressent les silhouettes des personnages qui les ont hantées aux siècles derniers. Les superpositions de temps accordent par leurs strates mêlées l’épaisseur de leur histoire aux lieux familiers. Le mur de scène verra des colonnes antiques s’avancer (miracle de la 3D et des hologrammes!) avec leur bruit grinçant de pierres, une porte s’ouvrira dans le mur laissant deviner un interlocuteur au protagoniste, un personnage assis sur une chaise donnera la réplique à André Dussolier, le dédoublant dans sa solitude. 

André Dussollier © Maria Letizia Piantoni

André Dussollier © Maria Letizia Piantoni

Les noms des auteurs s’afficheront successivement sur le papier peint d’une cloison qui verra aussi les portraits des différents présidents de la République s’afficher tour à tour, en un musée fictif répondant à la fantaisie de Paul Fournel, grand maître de l’Oulipo, et ses « Présidents ».

Des textes vivants

La voix de l’acteur épouse les mouvements des œuvres avec une fine intelligence, retrouvant parfois les inflexions d’un Sacha Guitry qui ouvre le bal avec Un soir quand on est seul. « En vérité, je n’ai vraiment l’impression que je suis libre que lorsque je suis enfermé ! ( …) lorsque je fais tourner la clé ce n’est pas moi qui suis bouclé, ce sont les autres que j’enferme (…). Là, je suis vraiment seul, je peux gesticuler, je peux fumer, je peux bailler, je pourrais même travailler si j’en avais envie et puis je peux parler, je peux parler tout haut…»

Imparable logique qui amorce la construction du spectacle tout entier ! André Dussollier arpente le plateau, y esquisse des pas de danse, virevolte, interprète « ces trésors en les faisant vivre sur scène, en les révélant hors de la place qu’ils occupent habituellement dans les livres et sur nos étagères, pour qu’ils aient l’occasion de se faire entendre indépendamment de la reconnaissance accordée à leurs auteurs » (explique-t-il dans sa note d’intention). 

André Dussollier © X-D.R.

André Dussollier © X-D.R.

Défilent sans hiérarchie, ni chronologie Victor Hugo, Sacha Guitry, Roland Dubillard Raymond Devos, Charles Baudelaire, André Frédérique, Gabriel Charles, abbé de Lattaignant, Léon Vilbert, Jean-Michel Ribes, Michel Houellebecq, Elia Kazan, Paul Fournel, Louis Aragon, une pointe d’André Dussolier… Peu importent les siècles, chaque texte nous est étrangement contemporain, dans le rire, l’émotion, l’horreur.

Pour l’amour des mots

S’invitent les réparties vives de Sacha Gutry ou de Roland Dubillard, l’amour des mots qui se rencontrent parfois aux frontières de l’absurde de Raymond Devos, les injonctions baudelairiennes de ses Petits poèmes en prose : « pour ne pas être les esclaves martyrisés du temps, enivrez-vous, enivrez-vous sans cesse de vin, de poésie, de vertu, à votre guise ». On rit aux Diablogues de Dubillard, on sourit au leste Le Mot et la chose de l’abbé de Lattaignant, on croit réentendre Léo Ferré dans La guerre et ce qui s’ensuivit de Louis Aragon, « tu n’en reviendras pas, toi qui courais les filles… ».

On est bouleversés par Le crapaud de Victor Hugo, sublime condensé de l’esprit de son œuvre : la cruauté de l’enfance s’oppose à la misère désespérée de la bonté. « On a sa mère, on est des écoliers joyeux, /De petits hommes gais, respirant l’atmosphère/À pleins poumons, aimés, libres, contents ; que faire/Sinon de torturer quelque être malheureux ? ». Les coups infligés au crapaud sont insoutenables. L’âne, ployant sous son fardeau sera le seul « humain » de l’histoire :« Ô spectacle sacré ! l’ombre secourant l’ombre,/ L’âme obscure venant en aide à l’âme sombre,/ Le stupide, attendri, sur l’affreux se penchant,/ Le damné bon faisant rêver l’élu méchant !/ L’animal avançant lorsque l’homme recule ! »

André Dussollier © Maria Letizia Piantoni

André Dussollier © Maria Letizia Piantoni

La tragédie jouxte la comédie. Le sadisme jubilatoire d’Ultime bataille de Jean-Michel Ribes est transposé pour les besoins de la scène et les rôles sont inversés : la jeune femme du monologue est ici un homme et celui qui allait tomber du balcon est une « elle ». La fin obéit aux lois de la légèreté à l’instar des textes de Guitry, le personnage qui chute ne meurt pas mais est invité à boire du champagne chez le voisin du dessous (sic !).
Reprenant les termes d’Alphonse Allais « j’ai décidé de vivre éternellement. Pour l’instant, tout se passe comme prévu ! », l’acteur nous entraîne dans l’exultation des mots, telle une ivresse contagieuse. Ces mots sont mis en scène avec espièglerie dans le célèbre poème donné en rappel de Victor Hugo, Le Mot. « Tenez, il est dehors ! Il connaît son chemin ;/ Il marche, il a deux pieds, un bâton à la main, / De bons souliers ferrés, un passeport en règle ;/ Au besoin, il prendrait des ailes, comme l’aigle ! »
Un plaisir de fins gourmets !

Sens dessus dessous a été joué au théâtre du Jeu de Paume du 25 février au 1er mars 2025.

Éloge du brouillon

Éloge du brouillon

Après Les Petites Géométries et Les Géométries du dialogue, créées avec Le Ballet Cosmique, Antoine Aubry et Coralie Maniez (Compagnie Écailles) composent Sous la surface, une nouvelle création, qui, adressée aux jeunes publics, séduit aussi les plus grands.

Seule sur scène, une jeune femme agenouillée devant un tas de feuilles blanches semble réfléchir.
Elle note, soudain inspirée, se relit, soupire, froisse le papier, tente de faire un panier dans la corbeille posée non loin d’elle, la rate, se lève, tourne, revient devant les pages, gribouille, refroisse, jette à nouveau, rate encore, s’agace, recommence, sans que rien ne la satisfasse.
Les boules de papier jonchent le sol puis donnent lieu à un moment de basket déchaîné.
Les brouillons prennent vie peu à peu dans un univers qui passe progressivement du côté du rêve où tout est possible.
Une immense page peut ainsi servir de tapis de sol, devenir une cachette, une grotte préhistorique propice à la naissance de monstres improbables, un drap de fantôme, une houppelande de singe du futur, une voile de navire qui tangue au fil des souffles du vent, tableau mouvant où s’esquissent des formes, des dessins, des couleurs, du théâtre d’ombres…
Apparaissent des masques qui semblent sortis d’un livre en pop-up, un nouveau personnage qui pourrait être un double du premier, à la fois comparse et miroir.

Sous la surface © Compagnie Ecailles

Sous la surface © Compagnie Ecailles

On se laisse porter par le jeu des transformations et des surprises plastiques. Tout est voué à la destruction, ce ne sont « que » des brouillons, et pourtant chaque étape éveille nos imaginaires, provoque le rire ou le rêve. Tout se remodèle, se fond, se repense, se redessine, se récrit accompagné par un environnement sonore qui accentue la fragilité de cette inventivité en perpétuelle recherche. Se pose la question du brouillon, de ce ressassement des idées et des formes qui cherchent à s’accomplir. Où s’arrête le brouillon ? Où commence l’œuvre ? Quand peut-on dire que le stade des ébauches est achevé ?

Alors que notre époque semble être fascinée par le « tout-prêt », le déjà fini, l’immédiateté des œuvres qui seraient de l’ordre du génial surgissement sans étape préalable de réflexion, de mûrissement, un tel spectacle nous ramène à une dimension humaine où l’hésitation, le revirement, la rature, le remodelage, la recherche, sont les racines mêmes de la profondeur de notre pensée et le signe de notre humanité.

Sous la surface © Compagnie Ecailles

Sous la surface © Compagnie Ecailles

En exergue de la note d’intention, les artistes citent Marcel Proust (extrait de Jean Santeuil)  «Nous fîmes plusieurs brouillon de lettres que nous brûlâmes, puis l’heure du dîner arrivant, nous décidâmes de nous en tenir au dernier, qui nous sembla alors le plus mauvais et nous fît regretter d’avoir brûlé les autres.» Humour d’une création toujours en interrogation d’elle-même…

Le spectacle a été joué au Jeu de Paume, les 5 et 6 février 2025 avec en alternance Camille Thomas et Coralie Maniez / Magali Ohlund et Bérénice Guénée

Il sera encore possible de voir ce spectacle au Théâtre Durance mercredi 13 avril 2025 à 19 heures et pour prolonger la magie une séance de la « Petite Fabrique » aura lieu le samedi 26 avril à 10heures avec la metteuse en scène Coralie Maniez: « Animons la couleur ».

Sous la surface © A. Aubry

Sous la surface © A. Aubry

Nota bene!

Nota bene!

La nouvelle pièce de la dramaturge Audrey Schebat, La Note, réunit sur scène François Berléand et Sophie Marceau pour un duo drôle, profond, superbement écrit et interprété. 
La scénographie est signifiante : attachée au pied d’un piano à queue de salon une grosse corde terminée par un nœud coulant occupe le devant de la scène. Sous le nœud coulant, un tabouret de piano attend. Julien, (François Berléand), seul sur scène, griffonne sur une petite table un mot qu’il froisse, jette, recommence… cela ne lui convient jamais. Il renonce, se lève, monte sur le tabouret, se passe la corde au cou, tergiverse, un appel téléphonique interrompt son geste. On rit. 
L’arrivée de Maud, (Sophie Marceau), l’épouse de Julien, vient faire échouer les intentions lugubres de son mari. Il est un psychanalyste de renom, elle est une pianiste internationale. Elle revient d’un triomphe à Berlin. Ses valises juste posées, elle découvre la scène hallucinante de son époux prêt à se pendre.

S’ensuivent des enchaînements de dialogues vifs où la colère, une certaine lassitude et une ironie parfois espiègle abordent les interrogations sur soi, sur l’autre, sur le couple, avec une pertinence fine. Les spectateurs retrouvent tous quelque chose d’eux-mêmes dans des répliques qui peuvent devenir « culte » : « on n’a pas réussi, dit Julien, à faire de nous autre chose que ce qu’on est » ou l’énigmatique « pour être vainqueur, il faut être vaincu » qui s’inspire de façon lointaine des propos du pilote automobile Mika Häkkinen, « pour faire un bon vainqueur, il faut être un bon perdant ».

La note © Bernard Richebé

La note © Bernard Richebé

Quelle insidieuse fêlure a amené à un tel point de rupture ce couple harmonieux? Ils ont la cinquantaine et offrent l’image d’une réussite sociale et personnelle : ils ont deux grands enfants qui leur sont très attachés et ont « réussi » leur vie, et chacun dans son domaine est une image de l’excellence. Et pourtant Julien a décidé de mettre fin à ses jours, enfin, les termes ne sont peut-être pas exacts. Le personnage joue sur les mots, modalisant les faits par une pirouette qui fait sourire d’abord mais donne à réfléchir : « j’ai voulu me donner la mort, mais pas me prendre la vie ». La réplique suit la remarque désabusée de Maud : « Tout le monde attend que sa vie commence avant qu’elle se termine ».

Le déclencheur de la discussion des deux époux est non pas la tentative de suicide du mari, mais le fait qu’il n’ait pas laissé de « note », c’est-à-dire de mot ultime destiné à ceux qui restent. Ne pas avoir pris la peine de formuler un adieu sous quelque forme que ce soit, suscite l’indignation de Maud et la mise à plat des vies des protagonistes.
Au passage il y aura une superbe déclaration d’amour, la tentation de définir ce qu’est un couple, ce qui le soude réellement.

La note © Bernard Richebé

La note © Bernard Richebé

Le tour de force de cette pièce est de nous faire rire avec les sujets les plus difficiles, la mort, la déliquescence du couple, l’irrémédiable passage du temps, la perte, les renoncements, les choix de vie…
Sophie Marceau revient sur les planches après douze ans d’absence et démontre plus que jamais qu’elle est une grande dame du théâtre. Souveraine, elle habite la scène avec une aisance élégante et naturelle, face à un François Berléand tout aussi juste dans son jeu et la fine distanciation opérée avec son rôle.
Dans la mise en scène très sobre d’Audrey Schebat, aucune de ces deux puissances théâtrales ne cherche à écraser l’autre et c’est un duo virtuose qui s’empare de la pièce d’une profondeur et d’une lucidité insoupçonnées malgré ses airs de théâtre de boulevard, et sa construction classique selon la règle des trois unités, temps, lieu, objet. Un régal !!!

La note a été jouée du 23 au 25 janvier 2025 au Jeu de Paume

Polar en psychiatrie

Polar en psychiatrie

Le titre pourrait être le développement de l’un des mots-clés de saison des théâtres : « Encore une journée divine ».
Il s’agit de la nouvelle pièce mise en scène par Emmanuel Noblet et jouée par François Cluzet qui fête ainsi son retour sur les planches après vingt-cinq ans de pause théâtrale. Il y a au départ la rencontre orchestrée par le metteur en scène entre le texte et l’acteur qui éprouve à sa lecture le sentiment que c’est enfin l’ouvrage capable de lui donner envie de renouer avec le théâtre abandonné jusqu’alors pour le cinéma. 

En effet, le long monologue du roman de Denis Michelis paru aux éditions Noir sur Blanc le 19 septembre 2021 a l’allure et le ton de l’oralité. Un psychiatre, auteur, selon ses dires, d’un ouvrage au succès mondial qui révolutionne la psychanalyse, est lui-même enfermé dans un hôpital psychiatrique.
Le texte transcrit ses propos lors de ses séances de thérapie, laissant deviner les questions du médecin, toujours accompagné de « Madame l’Infirmière ».

Encore Une Journée Divine ©Jean-Louis Fernandez

Encore Une Journée Divine ©Jean-Louis Fernandez

Le lecteur entre dans le livre comme par effraction, sans avoir toqué à la porte, à l’instar du thérapeute qui semble avoir plaisir à cueillir le malade par surprise, ce qui suscite l’indignation réitérée de son patient. Pas de majuscule initiale, mais une phrase saisie dans son fil : « et pour répondre à votre question, sachez, Docteur, que je me porte comme un charme. ». S’adressant au public, transformé pour l’occasion en « psy » collectif, le personnage évoque son livre « Changer le monde » qui préconise des méthodes « révolutionnaires » qui déclenchent les rires : si quelque chose ou quelqu’un gêne le patient, qu’il l’élimine ! et le voici suggérant des solutions « radicales » : si untel vous rend malheureux, la réponse ne sera pas la dépression mais une réaction réglant définitivement le problème !

Très sûr de lui, arrogant, le personnage assène : « ce n’est jamais bon d’être doté d’une intelligence supérieure à la moyenne dans une famille d’idiots, et encore, je mâche mes mots (…) longtemps j’ai été rabroué à cause de mes capacités intellectuelles hors norme ». L’esprit caustique du protagoniste s’exerce sur le gouvernement, « vous voyez bien que ce sont les médiocres qui nous gouvernent. / Qui décident. / Nous musellent. / Et qui, comble de la perversité, accusent les autres d’être médiocres », et toute la société sur laquelle, par son métier de médecin il exerça un pouvoir de démiurge.

Encore Une Journée Divine ©Jean-Louis Fernandez

Encore Une Journée Divine ©Jean-Louis Fernandez

Sa vision cynique du monde se double d’une ironie mordante. Chaque nouveau patient partageant sa chambre est affublé d’un surnom dépréciatif, rien ne trouve grâce aux yeux de cet être incarné par François Cluzet qui tient la scène avec passion, déclinant les palettes d’un jeu précis, conscient de la présence du public et de l’irremplaçable magie du théâtre, cet art de l’instant. Tour à tour, pitre, mime, provocateur, incisif, désespéré, il préserve les ombres d’un personnage qui deviennent plus denses au fil de la pièce. Pourquoi est-il interné, pourquoi sans cesse revient le questionnement sur la mort accidentelle de son frère ?

L’entretien psychiatrique tourne à l’enquête policière. Sont-ce des confessions plutôt qu’une analyse de soi qui sont demandées ? Le discours glisse : « je sais bien que vous n’êtes pas du genre à vous confesser » assène-t-il au médecin, affirmant une liberté malgré les traitements capables d’endormir « un hippopotame ». Le personnage est enfermé à plus d’un titre, dans un lieu, dans son esprit, dans une histoire dont on ne sait si elle est vraie ou fantasmée : son livre à succès existe-t-il ? la mort de son frère en mer, noyé alors qu’excellent moniteur de voile est-elle vraiment accidentelle ? 

Encore Une Journée Divine ©Jean-Louis Fernandez

Encore Une Journée Divine ©Jean-Louis Fernandez

La solitude est seule réelle, son père ne vient jamais le voir, pas plus que Windy, veuve de son frère, et pour laquelle le patient développe des sentiments qui ne devraient pas être…
Le final de la pièce est un petit bijou, éclairé par l’ampoule unique d’une servante descendue des cintres avec le personnage recroquevillé sous les lits qu’il a bousculés. Ce qui fait oublier le peu d’emploi du décor d’hôpital dont on devine, par des bas de murs transparents, des couloirs bien vides, et le sentiment que le brillant acteur qu’est François Cluzet a encore bien plus à nous donner sur scène.

 Spectacle créé au Jeu de Paume du 7 au 18 janvier

Encore Une Journée Divine ©Jean-Louis Fernandez

Encore Une Journée Divine ©Jean-Louis Fernandez

Voir autrement

Voir autrement

Le terme même de « théâtre » inclut par son étymologie la vue (du grec ancien « θέατρον » (théatron), le lieu où l’on regarde), pourtant de nombreuses initiatives tentent de rompre avec la mise à l’écart d’environ 4,3% de la population active en France (le vieillissement de la population ne fait qu’augmenter la proportion de déficiences visuelles). 

Attentifs à tous les publics, les théâtres qui sont déjà très actifs grâce aux financements de l’ASSAMI (les amis et mécènes du spectacle vivant) dans la diffusion des spectacles auprès des publics empêchés par exemple, se sont équipés cette année, soutenus aussi par le financement de l’UNADEV (Union Nationale des Aveugles et déficients visuels), de maquettes tactiles petit et grand format au Théâtre du Jeu de Paume et au Grand Théâtre de Provence. Destinées certes au départ pour un public déficient visuel, ces maquettes donnent à percevoir autrement l’architecture et la structure interne de ces lieux de spectacle.

Il suffit d’avoir un masque sur les yeux et ce sont les doigts et les mains qui deviennent « voyants » et réorchestrent d’une certaine manière notre appréhension des espaces. Les dimensions appartiennent alors à l’univers du tangible et semblent finalement plus expressives dans leurs proportions qu’un simple plan papier. On a l’impression de redécouvrir les lieux, d’en aborder les endroits invisibles, d’entrer dans les arcanes du théâtre, d’en percer quelques mystères. 

maquettes © Les Théâtres

Maquettes © Les Théâtres

Au Jeu de Paume, la médiatrice Héloïse Schneider-Dautrey initie son public à cette lecture nouvelle, livrant au passage histoires et anecdotes liées à l’édifice après l’avoir resitué dans son quartier et dans la ville où se dessine clairement un « axe théâtral » fort !

Lorsque les couleurs s’effacent

En écho à la présentation des maquettes, la pièce de Fabio Marra qui a enchanté le festival d’Avignon 2023 au théâtre des Halles, La couleur des souvenirs, évoque la perte de la vue. Les premiers instants de la représentation répondent à la séance des maquettes au cours de laquelle on était invité à tester une série de lunettes qui restreignaient différemment le champ visuel selon les pathologies, glaucome, DMLA, cataracte, rétinopathie diabétique… Des séries de lettres identiques à celles des tests lors des séances chez les ophtalmologistes se mettent à circuler, danser, se distordre, s’effacer… Prémonition tragique du récit à venir.

Le peintre Vittorio (Dominique Pinon) achève la lecture d’un polar à l’aide d’une loupe. Pas de complexe de Sherlock Holmes ici, mais une vue qui se fait capricieuse. Une minerve lui enserre le cou, signe de sa récente hospitalisation. Défilent dans son petit atelier encombré de peintures le marchand d’art peu scrupuleux, Marco (Aurélien Chaussade), sa sœur, Clara (Catherine Arditi) qui ne cesse de l’aider malgré son mauvais caractère, son fils, Luca (Fabio Marra) d’une indéfectible attention, le fantôme de sa mère, Silvia (Sonia Palau), rappel à la fois d’une culpabilité inavouée et d’une tendresse douloureusement perdue.

La couleur des souvenirs © Fabio Marra

La couleur des souvenirs © Fabio Marra

Désagréable avec tous, bougon, agressif, ronchon, odieux, Vittorio gagne cependant une profondeur humaine et sensible dans le jeu de Dominique Pinon qui laisse transparaître avec retenue les blessures qui ont façonné son personnage. Ce peintre qui se fuit lui-même, se refuse à exposer ses toiles qui révèlent trop de lui et de la tendresse qu’il porte aux siens, vivote de ses contrefaçons ; sa dernière sera un Modigliani !

Cependant la cécité guette, suivant enfin les injonctions de son fils, Vittorio passera des examens mettant en évidence sa DMLA. Curieusement, le fils sans cesse rejeté et jamais rebuté, reste affectueusement présent auprès d’un père dont il pressent les fêlures tandis que la fille de Silvia, Emma (Floriane Vincent), part à l’étranger pour se sentir exister loin d’une mère aimante mais un peu trop « présente ». Les personnages sonnent juste dans cette narration familiale.

La couleur des souvenirs © Fabio Marra

La couleur des souvenirs © Fabio Marra

L’épreuve de la déficience visuelle sert de catalyseur aux sentiments, permet de faire face aux tensions enfouies et à renouer avec un équilibre que l’on aurait pu croire définitivement perdu. La fin est bouleversante, mais n’en disons pas trop ! Un très beau moment de théâtre !

 La couleur des souvenirs au Jeu de Paume, 10 au 14 décembre

La couleur des souvenirs © Fabio Marra

La couleur des souvenirs © Fabio Marra

La couleur des souvenirs © Fabio Marra

La couleur des souvenirs © Fabio Marra

Du vert au théâtre

Du vert au théâtre

Théâtre pour enfants ? Pas si sûr ! La metteuse en scène Agnès Régolo porte au théâtre avec son excellente Compagnie du jour au lendemain la pièce de Carlo Gozzi, L’Oiseau Vert (L’Augellin Belverde, (« L’oiselet Beauvert ») 1765). Une occasion de se plonger dans le théâtre italien du XVIIème et de se délecter d’une forme qui emprunte à la fable et à la commedia dell’arte dans une mise en scène aussi inventive que génialement sobre et efficace.

Détestations de plume

Resté dans l’ombre de Goldoni, son rival à Venise, Gozzi est très peu connu en France alors qu’il avait davantage de succès que le « Molière italien » dans son propre pays au point que ce dernier s’exila à Paris en 1762. Les deux dramaturges n’ont cessé de s’opposer, le premier défendant la nouveauté au théâtre, le second préférant la tradition. Goldoni se vit reprocher de renier d’une certaine manière les traditions italiennes de la commedia dell’arte en choisissant des thèmes et des formes très écrites contre les pratiques d’improvisation des troupes italiennes telle la troupe des Sacchi revenue du Portugal (en effet, les pièces de l’étoile montante que fut Goldoni réduisaient au chômage des spécialistes de commedia dell’arte, sic !).

Gozzi animé d’une indéfectible haine à l’encontre des « poètes larmoyants » qui attribuaient « les filouteries, les fourberies et le ridicule à (leurs) personnages nobles et les actions héroïques, sérieuses et généreuses à (leurs) personnages plébéiens », se précipita chez les Sacchi dès leur retour à Venise et leur proposa sa première fable allégorique où chaque scène, réduite à son ossature, offrait de fantastiques plages d’improvisation aux « masques ». Ainsi naquit au Teatro Sant’Angelo L’Amour des trois oranges dont L’Oiseau Vert est une suite. (C’est cet Amour des trois oranges qui a inspiré à Prokofiev son opéra éponyme. Parmi les pièces de Gozzi il faut noter aussi Turandot que l’on verra sublimement orchestré par Puccini dans son dernier opéra)

Par réaction au siècle des Lumières et au théâtre de Goldoni qu’il déteste, Carlo Gozzi s’affirme comme un irréductible partisan de la hiérarchie sociale et de sa permanence. Atrabilaire en diable, il écrit pour manifester son désaccord.

Carlo Gozzi © X-D.R.

Carlo Gozzi © X-D.R.

Contre un Goldoni qui n’a de succès selon lui que par sa légèreté et son ignorance, il va servir à ce public des « enfantillages » et instaure ce qui sera nommé le « théâtre fiabesque » (de fiaba, la fable), adaptation de contes avec les personnages dépourvus de nuances de la commedia dell’arte, représentant des types de caractères mais aussi les diverses nationalités italiennes avec leurs différents accents.

On les retrouvera donc aussi dans L’Oiseau Vert : Brighella (le Bergamasque) qui sera ici conseiller poète et astrologue au service de la reine-mère, Pantalon (le Vénitien), premier ministre du roi qui sera nommé pour l’occasion Spoldi, Tartaglia (traditionnellement affligé d’un bégaiement et classé parmi le groupe des anciens et originaire de Naples) roi de Monterotondo, mari de Ninette et père des jumeaux, Truffaldin (de « truffa », le fourbe, premier nom d’Arlequin, qui sera ici Galiano), le charcutier, père adoptif des jumeaux…
Le combat idéologique contre les Lumières est ainsi porté au théâtre ! Avec ses 19 représentations la pièce remporte un véritable triomphe pour l’époque !

L’Oiseau Vert © Compagnie du Jour au Lendemain

Le merveilleux au théâtre

Le sujet est celui d’un conte : le roi de Monterotondo, Tartaglia (ici roi Massimo par Kristof Lorion) est parti depuis 19 ans à la guerre. Profitant de son départ, la reine-mère, Tartagliona (Olympia au Jeu de Paume) a fait enfermer vivante dans un trou sous l’évier des cuisines du palais l’épouse du roi, Ninetta (Antonia dans notre version) qui n’a survécut que grâce au secours d’un énigmatique Oiseau Vert (Antoine Laudet qui campe aussi avec humour Angelo, sorte de « poète rockeur » plus intéressé par l’héritage d’Olympia que par ses charmes).

Ses deux enfants remplacés par des chiots dans leur berceau auraient dû, selon les ordres de la reine être tués par Pantalon, le ministre du palais, qui les a confiés au fleuve, enveloppés dans une toile cirée. Un couple de charcutiers, Galiano (Pascal Henry) et Smeraldine (Catherine Monin), sans doute le seul personnage vraiment humain et désintéressé de la pièce, les trouvent et les adoptent. Mais les jumeaux, Barberina et Renzo, qui ont grandi en lisant les philosophes, loin d’être reconnaissants, ne sont guère affectueux et s’enferment dans une rhétorique froide et sectaire. Galiano, excédé, les chasse au moment où le roi rentre de guerre. Ils sont à la rue mais ne cèdent en rien à un quelconque apaisement de leurs propos intransigeants.

L’Oiseau Vert © Compagnie du Jour au Lendemain

Un émissaire de l’oiseau vert leur donne une pierre qui, jetée sur la place en face du palais royal, devient à son tour un somptueux château. Enivrés de cette nouvelle et inattendue puissance les jeunes gens restent insupportablement capricieux et exigeants. Bref, les péripéties suivent le schéma classique du conte, épreuves, trahisons, revirement salvateur et fin « heureuse », la reine-mère sera transformée en tortue (en grenouille dans la version d’Agnès Régolo), le roi retrouve sa femme et abandonne ses prétentions sur sa fille qui tombe amoureuse de L’Oiseau Vert, un prince emprisonné sous cette apparence par le maléfice d’un ogre qu’il avait contrarié.  

Les caractères monolithiques des personnages offrent aux acteurs des performances jubilatoires d’un manichéisme déjanté : chacun s’enferme dans ses certitudes, n’écoute personne, se jette dans les actions les plus inconsidérées avec une fougue adolescente. C’est là sans doute que ce théâtre garde sa modernité : « ni infantile, ni futile, L’Oiseau Vert affronte avec une irrépressible gaieté un monde sinistre » explique Agnès Régolo dans sa note d’intention. Dans un univers où la guerre bouleverse les vies, où les étroitesses, la cupidité, la soif de pouvoir, l’égoïsme dominent, le principe de l’action, du mouvement, impulsé par les personnages principaux, tout intransigeants et aveugles à toute empathie qu’ils sont, amène l’histoire à se redessiner.

L’Oiseau Vert © Compagnie du Jour au Lendemain

La force de la joie prime et le public se délecte de ce bouillonnement tournoyant où sont exploités les grands mythes, mère abusive, Pygmalion, quête initiatique, métamorphose… Au centre du fond de scène un cercle ouvert de trois mètres de diamètre permet aux protagonistes de faire leurs entrées et de mener certains passages performés comme enserrés dans le médaillon illustrant les pages d’un conte, mais aussi par un jeu de lumières et de projections d’images, il transforme la scène, la menant d’un palais à un autre, d’une place centrale de la ville à une grotte, en un changement fluide de décors tandis que la scène occupée par une ombre noire et luisante peut évoquer les eaux d’un fleuve, les parquets cirés d’une salle princière, les obscurités inquiétantes de l’antre d’un ogre…

On se laisse happer par le récit fantastique où les pommes chantent et l’eau danse, où les statues deviennent humaines, tantôt messagères (inénarrable Calmon par Salim-Eric Abdeljalil, qui semble sorti d’un livre d’images), tantôt objet se refusant aux caprices d’un humain (Pompéa convoitée amoureusement par Renzo qui voudrait jouer au Pygmalion, jouée par Johanna Bonnet aussi reine-mère et reine, merci à Freud de ne pas encore être passé par là !), où une femme peut croupir 19 ans sous un évier de cuisine, où une pierre jetée fait apparaître un palais…

L'Oiseau Vert © Compagnie du Jour au Lendemain

L’Oiseau Vert © Compagnie du Jour au Lendemain

Les costumes de Christian Burle soulignent la narration avec une qu’enrichissent les brèves incises dansées, dues à Georges Appaix, traduisant les états d’âmes des personnages (ainsi, les délicates évolutions de Barberina et L’Oiseau Vert, découvrant leur amour réciproque). La mise en scène est vive, brillante, tisse une partition sur laquelle les acteurs, tous excellents, se lancent dans une interprétation pétillante où les personnages du conte prennent une épaisseur qui les rapproche des préoccupations actuelles. Les jeunes spectateurs sont embarqués dans le récit, rient, s’émeuvent du baiser échangé par les tourtereaux.

Lors du bord de plateau qui leur est proposé à la fin de la représentation du mardi après-midi, ils interrogent la metteuse en scène sur le consentement. « Tout a été voulu, décidé», sourient les acteurs et actrices. « Vous vous rendez compte du pouvoir du théâtre ! remarque Agnès Régolo :  vous voyez bien davantage sur vos smartphones, vos tablettes ou à la télévision, mais vous n’avez pas la même réaction. » S’il est demandé pourquoi avoir choisi une pièce du XVIIIe afin de parler d’aujourd’hui, elle rétorque : « le théâtre ne se modernise pas il est moderne, les acteurs, le public le sont… le texte a été retranché, retravaillé, de quatre heures de spectacle on est passé à une heure et demie. »

Bord de plateau L'Oiseau Vert au Jeu de Paume © M.C.

Bord de plateau L’Oiseau Vert au Jeu de Paume © M.C.

Les récritures s’immiscent dans les plages dédiées à l’improvisation, le texte mis en scène par Agnès Régolo foisonne de citations, on y entend des passages du poème de Du Bellay « Heureux qui comme Ulysse », des fragments de Victor Hugo… « Tout peut arriver, tout peut arriver » dit le ministre Spoldi. C’est ici aussi la magie du théâtre avec ses ruptures, ses éclats, son rythme irrépressible et sa manière de nous parler encore de nous par le biais du merveilleux.

L’Oiseau Vert a été joué et créé au Jeu de Paume (où la troupe a été invitée en résidence) du 22 au 26 novembre

Les 4 et 5 mars 2025 L’oiseau vert sera joué au Théâtre Durance.