Pour l’amour du spectacle mais pas que !

Pour l’amour du spectacle mais pas que !

 Nous sommes déjà dans la période des présentations de saison, des premiers abonnements, de l’effervescence de l’anticipation des merveilles à découvrir l’an prochain. Et chaque lieu se plie au délicat exercice du dévoilement des propositions futures.

L’amoureux du spectacle vivant qu’est Dominique Bluzet, directeur des Théâtres et du théâtre d’Arles mais aussi, acteur, metteur en scène, producteur, transforme ce passage rituel en un véritable seul-en-scène théâtral de haute voltige.

Cabotin espiègle, porteur de projets d’envergure, fin connaisseur des êtres et du monde du spectacle vivant, il tient son public en haleine, s’adresse aux acteurs présents, rappelle leurs souvenirs communs, les taquine tout en leur témoignant son admiration.
 Sa présentation, quasiment sans notes (juste quelques pages sur un pupitre disposé non loin de lui), ne se contente pas d’une énumération des spectacles à venir, mais passe par une véritable réflexion sur ce qui rend le théâtre indispensable, et sur la place de l’art dans nos sociétés.

Dominique Bluzet © Caroline Doutre

Dominique Bluzet © Caroline Doutre

Il fait un détour historique, passe par une analyse des architectures de pouvoir et souligne les spécificités d’Aix-en-Provence et de Marseille : si les places principales de la plupart des villes mettent en scène les pouvoirs, alignant les bâtiments représentant les pouvoirs politique, judiciaire, religieux et artistique, la construction des deux grandes villes des Bouches-du Rhône n’a pas suivi ce schéma pour de multiples raisons.
Intégrer les lieux de spectacle dans les villes, donner du sens aux quartiers dans lesquels ils se trouvent, devient un enjeu : « un théâtre est aussi un projet politique », souligne Dominique Bluzet.

La construction politique du spectacle, les enjeux de la diffusion, du partage et de la création artistique poussent le directeur de théâtre et artiste à réfléchir son travail : pas de programmation « hors-sol » donc, mais une saison en lien étroit avec un territoire, une volonté de rendre l’art accessible à tous par des dispositifs divers, que ce soit grâce à l’ASSAMI et la retransmission en direct des spectacles dans les lieux où résident ceux qui ne peuvent se déplacer, le remarquable effort de médiation destiné à accueillir vraiment tous les publics dans les théâtres,

La saga de Molière, CIe Les Estivants © Les Théâtres

La Saga de Molière/ Cie Les Estivants © Les Théâtres

(accompagnement proposé aux personnes fragiles ou présentant un handicap, séances en audiodescription ou en langue des signes, dispositifs adressés aux mal-voyants avec des maquettes tactiles rendant plus évidents les lieux, encadrement musical grâce à l’ensemble Café Zimmermann pour les enfants sourds, les concerts Heko, les « artiste à la Maison », l’action senior…).

D’autre part, une large place est donnée aux présentations de spectacles, que ce soit avec « parlons musique avec l’ensemble Café Zimmermann, les avant-scènes musique une heure avant le concert avec Jean Nico, les bords de plateau, les représentations scolaires, l’élaboration d’un « quartier des arts » à Marseille autour du théâtre du Gymnase.
Le travail effectué en direction des publics (« sans le public, nous ne sommes rien » se plaît à rappeler Dominique Bluzet) ne fait pas oublier les artistes ! Une aide intelligente est apportée aux compagnies, grâce au label issu du plan ministériel « mieux produire, mieux diffuser » (trois spectacles en seront bénéficiaires cette année).

Café Zimmermann © Les Théâtres

Café Zimmermann © Les Théâtres

Les compagnies locales sont soutenues, parmi elles, à noter, la Cie des Estivants dont les deux spectacles, La Saga de Molière (lire ici) et C’est pas parce qu’on n’a rien à dire qu’il faut fermer sa gueule (lire ici) sont en train de faire le tour de France, de même que Mozart et nous, fantaisie radiophonique, créé par Célimène Daudet et Anna Sigalevitch lors du Festival de Pâques 2024. Une aide forte à la création par le biais de coproduction a été mise en place, neuf seront présentées cette année, dont le superbe Le Lac des Cygnes d’Angelin Preljocaj, un compagnon de route au long cours, Le roi et l’oiseau par la Cie (1)Promptu (Émilie Lalande), Thélonius & Lola de Kribus mis en scène par Agnès Régolo, Cinq versions de Don Juan, dernière création de la Compagnie Grenade de Josette Baïz, mais aussi, en création mondiale dans le cadre du Festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence, The story of Billy Budd, Sailor d’Olivier Leith et Ted Huffman. Soutenant la création, le Grand Théâtre de Provence accueillera la jeune et talentueuse compositrice Camille Pépin à la suite d’une commande croisée avec l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège.

La connivence avec les autres théâtres ira jusqu’à l’accueil du Théâtre National de Strasbourg, le TNS. 

Bien sûr, les pièces destinées au théâtre du Gymnase, toujours en travaux, essaimeront dans les salles amies.
Les grands noms, Fanny Ardant, Ariane Ascaride, Anne Brochet entre autres constellations émailleront la saison sans occulter les artistes peu ou pas encore connus ou reconnus. Théâtre, musique, cirque, danse, seront au rendez-vous avec leur puissance d’émotion, de réflexion, de créativité. 
Impossible de citer la belle centaine de spectacles programmés ! Leur éclectisme n’a qu’un point commun, une indéniable qualité qui se situe toujours dans une interrogation du monde et nous donne à l’aborder avec plus de pertinence.

Camille Pépin © capucine de Chocqueuse

Camille Pépin © Capucine de Chocqueuse

La pertinence sait aussi être impertinente et provocatrice, parfois avec un irrésistible esprit potache! En pied de nez par-delà les années au directeur de l’École de dessin et conservateur du musée d’Aix dans les années 1900, Henri Pontier, qui se serait exclamé, « moi vivant, aucun Cézanne n’entrera au musée ! », Dominique Bluzet propose « seize ânes » ! D’abord parce que Cézanne en avait un et que ces animaux doux seront employés pour des balades familiales autour des sites qui ont inspiré le peintre et seront l’occasion pour le compositeur Marc-Olivier Dupin de lui rendre hommage grâce à un conte musical (autre commande des Théâtres) dans lequel il est question d’un marchand voleur, de seize ânes et d’une transformation inattendue… « En cette année hommage à Cézanne, il entrera au musée Granet par un jeu de mots » s’amuse Dominique Bluzet.

Bien sûr, le rendez-vous désormais rituel du Festival de Pâques concocté avec le grand violoniste Renaud Capuçon réserve son lot d’enchantements. Les artistes en résidence, comme Jérémie Rhorer et son Cercle de l’Harmonie ou Café Zimmermann s’investiront encore dans de nombreuses actions pédagogiques sur le territoire.
Et si vous n’allez pas au théâtre le théâtre viendra à vous grâce à l’opération « Aller vers » que les artistes et les théâtres reprennent avec enthousiasme : des formes courtes, facilement transposables seront données dans des cafés, des petites places, des bas d’immeubles…

Cinq Don Juan / Cie Grenade © Cécile Martini

Cinq Don Juan / Cie Grenade © Cécile Martini

Provocateur, Dominique Bluzet lance « honneur à nos élus ». Se référant aux totems portant l’inscription « honneur à nos élus », vus dans certains villages d’Auvergne devant la maison des édiles locaux pour les remercier de leur travail, il remercie les élus des différentes strates de l’organisation politique de leur soutien et de leur aide constante et attentive. « On ne leur adresse la parole que pour se plaindre ! Sans les aides accordées aux théâtres, on devrait fermer boutique ! ».
Enfin, pour la première fois la saison est dédiée à une personnalité : Pierre Audi, directeur du Festival international d’Art lyrique d’Aix, disparu bien trop tôt le 3 mai 2025, véritable tsunami qui a bouleversé le monde de la musique.

Toute la programmation de la saison 2025-2026 est déjà consultable sur le site des Théâtres : lestheatres.net   

 

« Le plus beau prénom du monde »

« Le plus beau prénom du monde »

Oui, il a « le plus beau prénom du monde », c’est ce qu’il affirme avec humour, le petit Émile… et son arrivée sur les planches apporte un volet supplémentaire aux raisons de l’engouement qu’il ne cesse de susciter.
 Pour les adeptes de la littérature jeunesse, la série « Émile » écrite par Vincent Cuvellier et illustrée par Ronan Badel chez Gallimard Jeunesse, fait partie des constellations incontournables. Il est vrai que le petit garçon, Émile, héros de ces courtes histoires est attachant par son caractère capricieux, entêté, drôle, adorable, mélange d’égoïsme insupportable et d’une délicate générosité. Il aime être à contre-courant, décide d’être de droite car il a remarqué qu’à la télé les gens de droite sont mieux habillés : « pour la politique, on met une cravate et on fait des choses » explique l’enfant. Il n’aime pas trop jouer avec les enfants au parc, mais trouve une mamie tricoteuse qu’il invitera même à la maison…Il affirme péremptoire que « c’est bien d’être atrabilaire » Depuis le premier album, Émile est invisible, le petit personnage s’est retrouvé dans une foule de situations que décrivent les trente-deux volumes suivants.

Nathalie Sandoz met en scène ce personnage universel de l’enfance avec la Compagnie De Facto. Un choix, difficile parfois, a dû s’effectuer entre toutes les tentations d’histoires afin de resserrer le récit en scène et lui donner une tension dramatique. Le résultat : une bulle de fraîcheur, de tendresse et d’humour !
Pour la première en France, au théâtre du Jeu de Paume, la pièce s’enrichissait de la langue des signes grâce à Vincent Bexiga, chargé de l’adaptation en LSF (Langue des signes française). Il devient le double, l’ami imaginaire vu du seul Émile, interprété avec brio par Guillaume Marquet, en une chorégraphie finement réglée qui épouse à la fois la vivacité du petit garçon et les « arrêts sur image » des albums.

Émile fait de la musique © Belleville/ Christophe Urbain

Émile fait de la musique © Belleville/ Christophe Urbain

Un saut, une jambe qui reste en suspens, un sourire qui soudain se fige, et la jonction entre les livres et la scène s’effectue nous donnant à voir les personnages sortant de leur support de papier ou y revenant, en un double mouvement qui souligne la porosité des genres.
La maman d’Émile jouée par Lucie Zelger est inénarrable de légèreté et de sérieux. Elle élève seule son fils et s’affole pour lui dont elle ne comprend pas les rêveries. Elle ira jusqu’à consulter un pédopsychiatre qui en arrivera à la conclusion que l’enfant est juste normal. C’est un enfant avec toute sa fantaisie et tant pis si elle ne se conforme pas aux schémas attendus ou plutôt, tant mieux ! Matthias Babey, le régisseur, sera tour à tout plombier, le monsieur de son immeuble, l’éducateur sportif…

La petite troupe incarne le foisonnement de la vie. Le décor minimaliste se déplace et se transforme selon les nécessités des saynètes, tout à tour chambre d’enfant, parc, salle à manger où se déroule l’anniversaire. Les lumières de Pascal Di Mito, la vidéo de Will Ouy-Lim DO, l’univers sonore de Félix Bergeron, tissent dans la scénographie de Nicole Grédy un écrin propice à l’éclosion de l’imaginaire. Dès son entrée en scène, Émile déclare fêter son anniversaire même si ce n’est pas le bon jour. C’est lui qui décide !

Émile fait le spectacle/ Jeu de Paume © D.R. Ronan Badel

Émile fait le spectacle/ Jeu de Paume © D.R. Ronan Badel

Si la réalité des choses se heurte au réel, la puissance de l’illusion enfantine dépasse cette opposition, rend naturels les animaux qui viennent lui rendre visite la nuit et son récit perturbé par le bruit familier de l’aspirateur sait reprendre son fil plus tard.
Son anniversaire, le « vrai » clora la pièce. Entre temps on l’aura suivi dans son repli sur soi, ses rêves, ses « amoureuses » dont « Julie », ses compagnonnages avec les amis imaginaires qui sortent du mur de sa chambre lorsqu’il fait nuit, une biche, un koala qu’il n’aime guère, une chauve-souris, un poulpe enfin, le préféré. Peu importe que qui se passe, de toute façon, « Émile a toujours raison » ! Il grandit au fil de la pièce en passant sous une toise imaginaire dont il esquisse les marques. Émile est libre, la scène est à lui. Il y invite des enfants de la salle, pour différents épisodes, les fait marcher au pas, courir, sauter. Rien n’échappe à son imagination fantasque. Son double en langue des signes ajoute à ce dépassement du réel par la fiction et enrichit ce ballet dans lequel petits et grands se laissent embarquer avec délectation.

Émile fait le spectacle en LSF a été joué au Jeu de Paume le 14 mai 2025

Une histoire oubliée

Une histoire oubliée

En 2023, Chiara Muti et David Fray s’unissaient sur scène, comme ils le sont dans la vie pour créer au Festival L’Offrande Musicale L’enfant oublié. Il s’agit de l’histoire du dauphin Louis-Joseph, fils aîné de Louis XVI et de Marie-Antoinette et deuxième enfant du couple royal, mort à l’âge de sept ans le 4 juin 1789 à Meudon alors que se tenaient les États généraux.

Férue d’histoire, Chiara Muti écrit, à la demande de son époux, l’histoire de ce dauphin malade, emprisonné dans des corsets de fer supposés redresser sa colonne vertébrale atteinte par une tuberculose osseuse, sans doute transmise par la nourrice royale imposée au couple, et qui eut raison des jeunes forces de l’enfant. On voit la jeune épousée, Marie-Antoinette, à qui sa mère donne des conseils pour tomber enceinte, l’intervention de son propre frère auprès du jeune roi inexpérimenté, la première grossesse, la première naissance, la joie de la venue de la petite Marie-Thérèse Charlotte que l’on ne nomme pas encore « Madame Royale », mais Mousseline la Sérieuse, l’arrivée si attendue de l’héritier, futur roi de France, Louis Joseph Xavier François. Les visages, extraits du grand tableau d’Élisabeth Vigée Lebrun se détachent projetés sur la tulle tendue en rideau de scène, émouvants de fraîcheur.

Répétitions L'enfant oublié. Chiara Muti, actrice, auteure, conception et mise en scène. David Fray, piano. Théâtre du Jeu de Paume. 14/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Répétitions L’enfant oublié. Chiara Muti, actrice, auteure, conception et mise en scène. David Fray, piano. Théâtre du Jeu de Paume. 14/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Le tableau entier apparaîtra aussi, Marie-Antoinette entourée de ses enfants en 1787, sa fille aînée doucement penchée vers sa mère, cette dernière tenant dans ses bras Louis-Charles qui n’a pas encore deux ans à l’époque du tableau et le petit Louis-Joseph légèrement en retrait ouvre le rideau du berceau vide de la dernière-née, Sophie-Béatrice, morte à onze mois. 


Le récit divisé en quatorze chapitres livre les étapes de l’éducation de Louis-Joseph, sa vivacité, ses curiosités, l’attachement de ses parents pour cet enfant courageux et tendre qui renverse les rôles et répond au désespoir des adultes par des paroles sages et emplies de douceur, promettant de veiller sur eux de là-haut. Avec une grande simplicité, les faits sont rappelés au fil de saynètes où se dévoile la tragédie intime d’une famille autour de la maladie et de la perte d’un enfant. Finies les frasques et la frivolité dont on affuble la Reine. Trianon devient le cadre idyllique pour les jeux d’un enfant. Les personnages sont déchirés entre les notions qu’ils incarnent et leur vie intime.

L'enfant oublié. Chiara Muti, actrice, auteure, conception et mise en scène. David Fray, piano. Théâtre du Jeu de Paume. 14/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

L’enfant oublié. Chiara Muti, actrice, auteure, conception et mise en scène. David Fray, piano. Théâtre du Jeu de Paume. 14/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Il y a le contexte que l’on connaît, la réunion du Tiers État qui va bientôt se transformer en assemblée Constituante, mais aussi le drame humain d’un père et d’une mère qui perdent leur enfant. Cet épisode méconnu permet aussi de mieux comprendre l’attitude du roi alors que tout bascule. Chiara Muti rappelle le moment où le roi demande que soit reculée de quelques jours l’audience de la délégation du Tiers État, le temps de faire son deuil. Les députés refusèrent ce délai. « N’y a-t-il donc pas de pères, parmi ces gens-là ? » se serait alors exclamé Louis XVI (Un prince méconnu : le dauphin Louis Joseph, fils aîné de Louis XVI, Reynald Secher, Yves Murat, éditions R.S.E., 1998).

Bouleversante, l’actrice évoque le jour de l’exécution de Marie-Antoinette : le jour où la reine est menée à l’échafaud place de la révolution à Paris, la tombe de son fils est profanée par les révolutionnaires comme celle de sa fille Sophie Béatrix, le 16 octobre 1793. La pensée de l’amour de son fils, toujours à ses côtés soutient Marie-Antoinette en ces moments terribles. Elle marche alors digne, vers l’ombre tandis que les yeux bleus du petit prince apparaissent en gros plan, comme s’ils portaient encore un regard d’une infinie tendresse sur le monde.

Répétitions L'enfant oublié. Chiara Muti, actrice, auteure, conception et mise en scène. David Fray, piano. Théâtre du Jeu de Paume. 14/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Répétitions L’enfant oublié. Chiara Muti, actrice, auteure, conception et mise en scène. David Fray, piano. Théâtre du Jeu de Paume. 14/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Une performance poétique

Les applaudissements qui suivent le silence final se déchaînent. L’émotion des spectateurs est sensible. Tout est construit avec une délicate pertinence. La scénographie permet à la récitante de déambuler sur une estrade en fond de scène, surplombant légèrement le piano nimbé de clair-obscur. Toutes les couleurs et les effets de lumière correspondent à une esthétique picturale dirigée par l’exploitation du tableau d’Élisabeth Vigée-Lebrun. Les bleus se détachent puis se fondent dans les gris veloutés d’une obscurité d’où émerge l’actrice à l’instar des détails d’un récit méconnu de notre histoire. Chiara Muti est tour à tour tous les personnages et aussi récitante d’une narration fluide dont elle ne force aucun trait. Élégante tragédienne elle donne force et vie à son évocation. Sa performance d’actrice est soutenue par le piano de David Fray qui accorde une nuance particulière à chaque épisode grâce à des œuvres de Lully, Jean-Sébastien Bach, Vivaldi, Pancrace Royer, Couperin, Rameau, avec une seule extrapolation hors de l’époque avec Kinderszenen (Scènes d’enfants) de Robert Schuman, L’enfant s’endort. La délicatesse du jeu, sa capacité à se mêler naturellement aux mots, à dessiner ses propres tableautins, contrepoints subtils à la tragédie qui se joue. Ah ! L’envol des oiseaux de Rameau pour « Le dernier voyage » ! On est saisis, bouleversés.

L’enfant oublié a été joué au théâtre du Jeu de Paume le 15 avril 2025 dans le cadre du Festival de Pâques.

Quand un acteur est seul

Quand un acteur est seul

Il est seul sur scène, mais si bien accompagné ! André Dussollier revient au Jeu de Paume avec Sens dessus dessous, un spectacle tissé de grands textes dont la découverte l’enchanta et qui lui sont depuis de fidèles amis. 

C’est Sens dessus dessous, titre emprunté à un sketch de Raymond Devos qu’il reprend au cours de la représentation, que les extraits s’enchaînent avec un naturel virtuose. Un point dessus, un point dessous, un trait tiré, un nouveau point dessus, dessous, la pièce avance avec naturel, servie par une scénographie d’une redoutable efficacité (Sébastien Mizermont).

Une vidéo des rues agitées de Paris où se dressent les silhouettes des personnages qui les ont hantées aux siècles derniers. Les superpositions de temps accordent par leurs strates mêlées l’épaisseur de leur histoire aux lieux familiers. Le mur de scène verra des colonnes antiques s’avancer (miracle de la 3D et des hologrammes!) avec leur bruit grinçant de pierres, une porte s’ouvrira dans le mur laissant deviner un interlocuteur au protagoniste, un personnage assis sur une chaise donnera la réplique à André Dussolier, le dédoublant dans sa solitude. 

André Dussollier © Maria Letizia Piantoni

André Dussollier © Maria Letizia Piantoni

Les noms des auteurs s’afficheront successivement sur le papier peint d’une cloison qui verra aussi les portraits des différents présidents de la République s’afficher tour à tour, en un musée fictif répondant à la fantaisie de Paul Fournel, grand maître de l’Oulipo, et ses « Présidents ».

Des textes vivants

La voix de l’acteur épouse les mouvements des œuvres avec une fine intelligence, retrouvant parfois les inflexions d’un Sacha Guitry qui ouvre le bal avec Un soir quand on est seul. « En vérité, je n’ai vraiment l’impression que je suis libre que lorsque je suis enfermé ! ( …) lorsque je fais tourner la clé ce n’est pas moi qui suis bouclé, ce sont les autres que j’enferme (…). Là, je suis vraiment seul, je peux gesticuler, je peux fumer, je peux bailler, je pourrais même travailler si j’en avais envie et puis je peux parler, je peux parler tout haut…»

Imparable logique qui amorce la construction du spectacle tout entier ! André Dussollier arpente le plateau, y esquisse des pas de danse, virevolte, interprète « ces trésors en les faisant vivre sur scène, en les révélant hors de la place qu’ils occupent habituellement dans les livres et sur nos étagères, pour qu’ils aient l’occasion de se faire entendre indépendamment de la reconnaissance accordée à leurs auteurs » (explique-t-il dans sa note d’intention). 

André Dussollier © X-D.R.

André Dussollier © X-D.R.

Défilent sans hiérarchie, ni chronologie Victor Hugo, Sacha Guitry, Roland Dubillard Raymond Devos, Charles Baudelaire, André Frédérique, Gabriel Charles, abbé de Lattaignant, Léon Vilbert, Jean-Michel Ribes, Michel Houellebecq, Elia Kazan, Paul Fournel, Louis Aragon, une pointe d’André Dussolier… Peu importent les siècles, chaque texte nous est étrangement contemporain, dans le rire, l’émotion, l’horreur.

Pour l’amour des mots

S’invitent les réparties vives de Sacha Gutry ou de Roland Dubillard, l’amour des mots qui se rencontrent parfois aux frontières de l’absurde de Raymond Devos, les injonctions baudelairiennes de ses Petits poèmes en prose : « pour ne pas être les esclaves martyrisés du temps, enivrez-vous, enivrez-vous sans cesse de vin, de poésie, de vertu, à votre guise ». On rit aux Diablogues de Dubillard, on sourit au leste Le Mot et la chose de l’abbé de Lattaignant, on croit réentendre Léo Ferré dans La guerre et ce qui s’ensuivit de Louis Aragon, « tu n’en reviendras pas, toi qui courais les filles… ».

On est bouleversés par Le crapaud de Victor Hugo, sublime condensé de l’esprit de son œuvre : la cruauté de l’enfance s’oppose à la misère désespérée de la bonté. « On a sa mère, on est des écoliers joyeux, /De petits hommes gais, respirant l’atmosphère/À pleins poumons, aimés, libres, contents ; que faire/Sinon de torturer quelque être malheureux ? ». Les coups infligés au crapaud sont insoutenables. L’âne, ployant sous son fardeau sera le seul « humain » de l’histoire :« Ô spectacle sacré ! l’ombre secourant l’ombre,/ L’âme obscure venant en aide à l’âme sombre,/ Le stupide, attendri, sur l’affreux se penchant,/ Le damné bon faisant rêver l’élu méchant !/ L’animal avançant lorsque l’homme recule ! »

André Dussollier © Maria Letizia Piantoni

André Dussollier © Maria Letizia Piantoni

La tragédie jouxte la comédie. Le sadisme jubilatoire d’Ultime bataille de Jean-Michel Ribes est transposé pour les besoins de la scène et les rôles sont inversés : la jeune femme du monologue est ici un homme et celui qui allait tomber du balcon est une « elle ». La fin obéit aux lois de la légèreté à l’instar des textes de Guitry, le personnage qui chute ne meurt pas mais est invité à boire du champagne chez le voisin du dessous (sic !).
Reprenant les termes d’Alphonse Allais « j’ai décidé de vivre éternellement. Pour l’instant, tout se passe comme prévu ! », l’acteur nous entraîne dans l’exultation des mots, telle une ivresse contagieuse. Ces mots sont mis en scène avec espièglerie dans le célèbre poème donné en rappel de Victor Hugo, Le Mot. « Tenez, il est dehors ! Il connaît son chemin ;/ Il marche, il a deux pieds, un bâton à la main, / De bons souliers ferrés, un passeport en règle ;/ Au besoin, il prendrait des ailes, comme l’aigle ! »
Un plaisir de fins gourmets !

Sens dessus dessous a été joué au théâtre du Jeu de Paume du 25 février au 1er mars 2025.

Éloge du brouillon

Éloge du brouillon

Après Les Petites Géométries et Les Géométries du dialogue, créées avec Le Ballet Cosmique, Antoine Aubry et Coralie Maniez (Compagnie Écailles) composent Sous la surface, une nouvelle création, qui, adressée aux jeunes publics, séduit aussi les plus grands.

Seule sur scène, une jeune femme agenouillée devant un tas de feuilles blanches semble réfléchir.
Elle note, soudain inspirée, se relit, soupire, froisse le papier, tente de faire un panier dans la corbeille posée non loin d’elle, la rate, se lève, tourne, revient devant les pages, gribouille, refroisse, jette à nouveau, rate encore, s’agace, recommence, sans que rien ne la satisfasse.
Les boules de papier jonchent le sol puis donnent lieu à un moment de basket déchaîné.
Les brouillons prennent vie peu à peu dans un univers qui passe progressivement du côté du rêve où tout est possible.
Une immense page peut ainsi servir de tapis de sol, devenir une cachette, une grotte préhistorique propice à la naissance de monstres improbables, un drap de fantôme, une houppelande de singe du futur, une voile de navire qui tangue au fil des souffles du vent, tableau mouvant où s’esquissent des formes, des dessins, des couleurs, du théâtre d’ombres…
Apparaissent des masques qui semblent sortis d’un livre en pop-up, un nouveau personnage qui pourrait être un double du premier, à la fois comparse et miroir.

Sous la surface © Compagnie Ecailles

Sous la surface © Compagnie Ecailles

On se laisse porter par le jeu des transformations et des surprises plastiques. Tout est voué à la destruction, ce ne sont « que » des brouillons, et pourtant chaque étape éveille nos imaginaires, provoque le rire ou le rêve. Tout se remodèle, se fond, se repense, se redessine, se récrit accompagné par un environnement sonore qui accentue la fragilité de cette inventivité en perpétuelle recherche. Se pose la question du brouillon, de ce ressassement des idées et des formes qui cherchent à s’accomplir. Où s’arrête le brouillon ? Où commence l’œuvre ? Quand peut-on dire que le stade des ébauches est achevé ?

Alors que notre époque semble être fascinée par le « tout-prêt », le déjà fini, l’immédiateté des œuvres qui seraient de l’ordre du génial surgissement sans étape préalable de réflexion, de mûrissement, un tel spectacle nous ramène à une dimension humaine où l’hésitation, le revirement, la rature, le remodelage, la recherche, sont les racines mêmes de la profondeur de notre pensée et le signe de notre humanité.

Sous la surface © Compagnie Ecailles

Sous la surface © Compagnie Ecailles

En exergue de la note d’intention, les artistes citent Marcel Proust (extrait de Jean Santeuil)  «Nous fîmes plusieurs brouillon de lettres que nous brûlâmes, puis l’heure du dîner arrivant, nous décidâmes de nous en tenir au dernier, qui nous sembla alors le plus mauvais et nous fît regretter d’avoir brûlé les autres.» Humour d’une création toujours en interrogation d’elle-même…

Le spectacle a été joué au Jeu de Paume, les 5 et 6 février 2025 avec en alternance Camille Thomas et Coralie Maniez / Magali Ohlund et Bérénice Guénée

Il sera encore possible de voir ce spectacle au Théâtre Durance mercredi 13 avril 2025 à 19 heures et pour prolonger la magie une séance de la « Petite Fabrique » aura lieu le samedi 26 avril à 10heures avec la metteuse en scène Coralie Maniez: « Animons la couleur ».

Sous la surface © A. Aubry

Sous la surface © A. Aubry

Nota bene!

Nota bene!

La nouvelle pièce de la dramaturge Audrey Schebat, La Note, réunit sur scène François Berléand et Sophie Marceau pour un duo drôle, profond, superbement écrit et interprété. 
La scénographie est signifiante : attachée au pied d’un piano à queue de salon une grosse corde terminée par un nœud coulant occupe le devant de la scène. Sous le nœud coulant, un tabouret de piano attend. Julien, (François Berléand), seul sur scène, griffonne sur une petite table un mot qu’il froisse, jette, recommence… cela ne lui convient jamais. Il renonce, se lève, monte sur le tabouret, se passe la corde au cou, tergiverse, un appel téléphonique interrompt son geste. On rit. 
L’arrivée de Maud, (Sophie Marceau), l’épouse de Julien, vient faire échouer les intentions lugubres de son mari. Il est un psychanalyste de renom, elle est une pianiste internationale. Elle revient d’un triomphe à Berlin. Ses valises juste posées, elle découvre la scène hallucinante de son époux prêt à se pendre.

S’ensuivent des enchaînements de dialogues vifs où la colère, une certaine lassitude et une ironie parfois espiègle abordent les interrogations sur soi, sur l’autre, sur le couple, avec une pertinence fine. Les spectateurs retrouvent tous quelque chose d’eux-mêmes dans des répliques qui peuvent devenir « culte » : « on n’a pas réussi, dit Julien, à faire de nous autre chose que ce qu’on est » ou l’énigmatique « pour être vainqueur, il faut être vaincu » qui s’inspire de façon lointaine des propos du pilote automobile Mika Häkkinen, « pour faire un bon vainqueur, il faut être un bon perdant ».

La note © Bernard Richebé

La note © Bernard Richebé

Quelle insidieuse fêlure a amené à un tel point de rupture ce couple harmonieux? Ils ont la cinquantaine et offrent l’image d’une réussite sociale et personnelle : ils ont deux grands enfants qui leur sont très attachés et ont « réussi » leur vie, et chacun dans son domaine est une image de l’excellence. Et pourtant Julien a décidé de mettre fin à ses jours, enfin, les termes ne sont peut-être pas exacts. Le personnage joue sur les mots, modalisant les faits par une pirouette qui fait sourire d’abord mais donne à réfléchir : « j’ai voulu me donner la mort, mais pas me prendre la vie ». La réplique suit la remarque désabusée de Maud : « Tout le monde attend que sa vie commence avant qu’elle se termine ».

Le déclencheur de la discussion des deux époux est non pas la tentative de suicide du mari, mais le fait qu’il n’ait pas laissé de « note », c’est-à-dire de mot ultime destiné à ceux qui restent. Ne pas avoir pris la peine de formuler un adieu sous quelque forme que ce soit, suscite l’indignation de Maud et la mise à plat des vies des protagonistes.
Au passage il y aura une superbe déclaration d’amour, la tentation de définir ce qu’est un couple, ce qui le soude réellement.

La note © Bernard Richebé

La note © Bernard Richebé

Le tour de force de cette pièce est de nous faire rire avec les sujets les plus difficiles, la mort, la déliquescence du couple, l’irrémédiable passage du temps, la perte, les renoncements, les choix de vie…
Sophie Marceau revient sur les planches après douze ans d’absence et démontre plus que jamais qu’elle est une grande dame du théâtre. Souveraine, elle habite la scène avec une aisance élégante et naturelle, face à un François Berléand tout aussi juste dans son jeu et la fine distanciation opérée avec son rôle.
Dans la mise en scène très sobre d’Audrey Schebat, aucune de ces deux puissances théâtrales ne cherche à écraser l’autre et c’est un duo virtuose qui s’empare de la pièce d’une profondeur et d’une lucidité insoupçonnées malgré ses airs de théâtre de boulevard, et sa construction classique selon la règle des trois unités, temps, lieu, objet. Un régal !!!

La note a été jouée du 23 au 25 janvier 2025 au Jeu de Paume