Le Chantier, cette structure atypique, centre de créations des nouvelles musiques traditionnelles et musiques du monde, porte bien son nom en accueillant au fil de l’année des groupes constitués ou en train de se former lors de résidences qui leur permettent d’affiner leurs répertoires, de créer, de partager.
Le mois de mars a vu l’éclosion du groupe Salann du terme gaélique irlandais, « le sel ». Les trois musiciens, David Munnelly, Macdara Ò Faolàin et Lorcan Fahy s’étaient déjà rencontrés deux années auparavant afin de « tester » leur entente. C’est en complices qu’ils abordaient leur semaine de résidence à Correns, mettant sur pied en trois jours le concert buissonnier qui allait conquérir le public de la Croisée des Arts de Saint-Maximin-la-Sainte-Baume.
Le trio réunit des musiciens d’exception. David Munnelly à l’accordéon diatonique, une légende en Irlande, s’amusait à raconter des épisodes de sa formation, évoquant l’imposante famille de sa grand-mère chanteuse et accordéoniste renommée et sa fratrie de neuf garçons violonistes dotés d’un seul instrument, un fiddle (nom irlandais du violon lorsqu’il est joué dans les musiques populaires). Il évoquait le voyage des musiques de l’île d’Irlande en Amérique, suivant les grands courants de migration des Irlandais vers des cieux qu’ils imaginaient meilleurs.
Salann © Zoé Lemonnier
C’est d’ailleurs avec beaucoup d’humour qu’il reprenait le parcours des airs et des rythmes, lieu de reconnaissance au cœur de l’exil, jonglant entre les particularités musicales des traditions des deux côtés de l’Atlantique. Macdar Ò Faolàin, luthier, fabrique ses propres instruments dont une fabuleuse mandoline à l’octave nommée curieusement « bouzouki » alors qu’elle n’en a guère de caractéristiques souriait Lorcan Fahy autour duquel s’est constitué le groupe. La douceur et l’élégance du jeu de ce « bouzoukiste » irlandais se glisse dans le fin tissage des reprises et compositions du groupe. Lorcan Fahy au fiddle ou à la mandoline sert les mélodies avec une intelligente verve.
« La mélodie est la base de la musique irlandaise », sourit-il. Les thèmes sont pris en charge tour à tour par chaque instrument. Parfois un seul tient la voix, ainsi on est fascinés par le bouleversant solo de David Munnelly au chant accompagné de son seul accordéon sur la chanson traditionnelle Paddy’s Green Shamrock Shore qui évoque l’émigration irlandaise en Amérique, consécutive à la grande famine du XIXème siècle : beaucoup pensaient faire fortune, bien peu y arrivèrent ! « Ici, dira Lorcan Fahy après le concert, nous n’avons pas cru bon d’ajouter quoi que ce soit, le chant et l’instrument se suffisaient à eux-mêmes ! ». C’est cette esthétique qui est privilégiée dans le très beau travail d’arrangements et de (re)compositions du groupe : rien n’est ajouté sans raison, et le résultat en épure est doté d’une indicible grâce.
En ouverture du programme, deux pièces liées de David Munnelly dessinaient de vastes paysages, installant l’écoute pour entrer dans l’interprétation du traditionnel « Mrs McCloud’Set » (le coffre de Madame McCloud), puis Squire Parsons de l’un des derniers harpistes professionnels et compositeur d’Irlande (1670-1738), Turlough O’Carolan (Toirdhealbhach en irlandais), le « barde aveugle » de l’Irlande. Moment de douceur, la musique séduit par son caractère d’évidence, rêveuse et délicatement ouvragée. Au calme succède la danse d’une Grande Gigue Simple (trad) qui donne des fourmis dans les pieds !
Salann © Zoé Lemonnier
La liaison avec le baroque coule de source, et la musique de Pachelbel dans un superbe arrangement de Lorcan Fahy naît sur les cordes du violon. On se laisse porter par les airs de polka, bercer par la berceuse de Macdar Ò Faolàin (Lullaby). On croise les musiciens d’aujourd’hui, comme John Faulkner (pas l’auteur, frère d’un autre écrivain, William Faulkner), on regarde les renards dormir (Foxes sleep) grâce à la collation de textes traditionnels effectuée par le musicien Edward Bunting qui réunit dans les années 1790 des textes et des airs qu’il compléta parfois de ses propres variations.
Lutherie © Macdara Ò Faolàin
Les trois complices passent d’une composition à l’autre avec espièglerie. Lorcan Fahy, seul francophone (il est Belgo-irlandais) est chargé de traduire les propos de ses comparses, énoncés en un anglais parfaitement clair et un gaélique plus obscur tout de même ! David Munnelly accumule les anecdotes, épingle au passage l’Angleterre, la société de consommation, défend la renaissance irlandaise, rit de lui-même, et offre des pages somptueuses à l’auditoire. En bis, un seul car le spectacle a été monté en trois jours (la virtuosité des interprètes se situe aussi là !), la chanson traditionnelle Pol Hapenny travaillée avec les élèves de Saint-Maximin la veille (les résidences amènent les artistes à rencontrer les habitants du territoire). La salle chante en chœur. Une nouvelle pépite découverte grâce au Chantier !
Concert donné le 7 mars 2025 à la Croisée des Arts de Saint-Maximin-la-Sainte Baume.
Tous mes remerciements à Zoé Lemonnier qui a la gentillesse de m’offrir quelques uns de ses magnifiques clichés!
Le Celtic Revival connu aussi sous le nom d’Irish Literary Revival est un mouvement littéraire lancé par Lady Gregory, Edward Matyn, John Milington Synge et William Butler Yeats en 1896. Il s’agissait de revaloriser la littérature irlandaise, inspirée par la culture de l’Irlande et se distinguant par là de la littérature issue de l’Angleterre. En 1893 avait déjà été créée la Ligue Gaélique dans le but de défendre la langue irlandaise menacée par l’anglais et les années 1880 virent la renaissance d’anciens jeux celtiques, comme le hurling et le football gaélique destinés à s’opposer au rugby ou au cricket, si anglais !
Dans les années 1970-1980, un ample mouvement social a pris forme, donnant lieu après des troubles terribles à une renaissance économique culturelle et politique qui connaissent un tel succès que la République d’Irlande a été qualifiée de « tigre celtique » en référence aux « tigres asiatiques » des années 1980.
Ce luthier travaille dans le Comté de Waterford et plus précisément dans la région nommée An Rinn, haut lieu de la tradition et de la lutte pour préserver la langue irlandaise, le Gaélique. La culture irlandaise y est particulièrement vivace et chargée de sens.