L’art comme acte de résistance

L’art comme acte de résistance

La compagnie théâtrale PADAM NEZI s’attache à garder vivants les lieux, les moments, les faits de société qui sont nos héritages afin de les faire échapper à l’oubli. Les éléments sont abordés avec une réelle exigence d’historien, (Yvain Corradi, auteur et metteur en scène, sort d’un cursus universitaire d’histoire), se refusent aux simplifications manichéennes et tentent de mettre en lumière la complexité des trames, soulignant les différents niveaux et l’épaisseur de ce qui constitue une époque. 

Certes, parfois le schéma narratif peut être plus dépouillé, lorsqu’il s’agit de suivre un personnage.

Le 7 mars dernier, à l’occasion de la Journée internationale de lutte pour les droits des femmes, la troupe avait accompagné avec finesse la conférence de l’historien Robert Mencherini par des lectures mises en espace et des interludes musicaux autour de son livre sur la résistante et féministe Berty Albrecht.

Au fond des ténèbres, l'étincelle © Yvain Corradi

Au fond des ténèbres, l’étincelle © Yvain Corradi

Un double enjeu

La pièce, Au fond des ténèbres, l’étincelle, présentée comme une « quête théâtrale », s’articule autour d’un double propos, celui de la fonction de l’art et celui de l’histoire des artistes aux temps de la dernière guerre mondiale, au camp des Milles et dans la région marseillaise. Le tout est mis en regard avec notre époque, suivant le travail érudit et terriblement inquiétant mené par Alain Chouraqui, directeur du mémorial du Camp des Milles et son équipe de chercheurs et spécialistes (à lire ou relire ne serait-ce que le « petit manuel de survie démocratique »,  extrait du passionnant « Pour résister… à l’engrenage des extrémismes, des racismes et de l’antisémitisme » publié sous la direction d’Alain Chouraqui).

,Un « meneur de jeu » émerge de l’ombre et expose à son auditoire l’ambition « en toute humilité et sans vouloir donner de leçon » du spectacle : l’art et la culture nous sont-ils essentiels ?
Après ce pied de nez à des considérations émises lors de la dernière crise pandémique, le questionnement prend tout son sens par sa contextualisation.
La pièce observe le sort des artistes durant la seconde Guerre mondiale et plus particulièrement ceux qui furent arrêtés dès les débuts de la guerre car allemands alors qu’ils avaient fui le nazisme qui les considérait comme « dégénérés » (il faut rappeler la campagne contre l’art dégénéré (« entartete Kunst ») menée par le régime nazi qui considérait comme nuisible tout ce qui ne le servait pas et qu’il considérait comme décadent.
Ainsi, fut bannie des bibliothèques et des concerts la musique écrite par des compositeurs juifs ou communistes.

Au fond des ténèbres, l'étincelle © Joran Tabeaud

Au fond des ténèbres, l’étincelle © Joran Tabeaud

On vit même la statue en bronze de Mendelssohn (1809-1847) déboulonnée à Leipzig !). L’absurde de leur situation les fit enfermer avec ceux-là mêmes qu’ils avaient fuis !

Enfermements et attentes

Grâce au brio des acteurs, Jacques Maury, Cécile Petit, Julien Pastorello, Marie-Pierre Rodrigue, les personnages émergent du passé, les artistes Max Ernst, Hans Bellmer, Leonora Carrington, mais aussi ceux qui ont lutté pour les sauver, le journaliste américain Varian Fry qui parvint à arracher à la déportation plus de 2500 intellectuels, la comtesse Lily Pastré, amoureuse des arts qui mit sa fortune au service des artistes réfugiés chez elle, mais à qui on reprocha d’avoir « choisi » les êtres à sauver, uniquement des artistes et aucune autre personne dans le besoin.

Trois lieux principaux se partagent le plateau, le Camp des Milles et son cabaret, « die Katakombe » (que l’on peut visiter encore aujourd’hui), où se retrouvaient les artistes internés, la Villa Air-Bel qui accueillit des artistes surréalistes en attente de leur départ pour les Amériques sous la protection de Varian Fry, la demeure de Lily Pastré… Des fils tendus et entrecroisés rythment l’espace scénique, inspirés d’après la feuille de salle par Sixteen Miles of String (installation « First Papers of Surrealism » de 1942 à New-York) de Marcel Duchamp. Une bobine de cordelette blanche passera d’un personnage à l’autre, tendant le fil de destinées qui se désorientent au gré des évènements subis.

Crédits "Gift of Jacqueline, Paul and Peter Matisse in memory of their mother Alexina" Duchamp<br />
Sixteen Miles of String installation at "First Papers of Surrealism" exhibition en 1942<br />
(Artiste Duchamp Marcel , Photographe Schiff John)

Crédits « Gift of Jacqueline, Paul and Peter Matisse in memory of their mother Alexina » « Sixteen Miles of String » installation at « First Papers of Surrealism » exhibition en 1942 (Artiste Duchamp Marcel , Photographe Schiff John)

Les voix racontent, s’indignent, passent au discours direct, abolissant les frontières du temps. Les visages d’une expressivité rare donnent vie aux êtres, bouleversants dans leur fine exploration de l’intime, sublimés par les éclairages de Marie-Jo Dupré. Le grotesque sert de contre-point à la tragédie, inquiétant dans sa représentation d’Hitler ou de membres actuels de l’extrême droite dont les discours aussi vides qu’ineptes condamnent toute prise de conscience humaine en niant l’art et les artistes.

Les comédiens travaillent avec un véritable de troupe théâtrale, s’épaulent, se complètent. Un changement d’accessoire, une attitude plus marquée, une ébauche symbolique de costume (de Sara Bartesaghi Gallo), et voici Lily Pastré drapée dans son châle, un tablier, et le peintre s’éveille avec ses doutes et l’urgente nécessité de continuer à créer…
 La musique y est un véritable personnage, distillée par le violon de Christian Fromentin, rempart sensible contre la déshumanisation.

Au fond des ténèbres, l'étincelle © Joran Tabeaud

Au fond des ténèbres, l’étincelle © Joran Tabeaud

Les pages de l’autobiographie de Lion Feuchtwanger (Le diable en France) alternent avec les dialogues pris sur le vif, la très belle lettre de Paul Éluard qui permit le départ de Max Ernst émeut.
Il n’est pas de conclusion nécessaire, le regard est mis en éveil, un sens est recherché jusque dans ce qui nous révolte. Les origines de l’art se dessinent dès la Préhistoire… alors essentiel ? En tout cas, signe de notre humanité à laquelle ce spectacle dense rend hommage : l’art comme ultime et nécessaire étincelle ?

Sortie de résidence à L’Ouvre-Boîte le 31 octobre.
Le 9 novembre 2024 « Au fond des ténèbres, l’étincelle », sera donné à l’auditorium Maurice Ripert de l’Idéethèque des Pennes-Mirabeau

Au fond des ténèbres, l'étincelle © Joran Tabeaud

Au fond des ténèbres, l’étincelle © Joran Tabeaud

Au fond des ténèbres, l'étincelle © Joran Tabeaud

Au fond des ténèbres, l’étincelle © Joran Tabeaud

Du chant de l’imzad

Du chant de l’imzad

Chaque année, le théâtre des Ateliers propose une programmation particulière destinée aux enfants, dont les plus grands profitent avec délectation. La formule en est simple : « lecture plus ». « Qu’est-ce ? » demande avec un sourire espiègle Noëlie Giraud à l’assistance enfantine. Les doigts se lèvent, impatients, nombreux sont les habitués ! Un conte est choisi, et en une semaine, sa lecture « plus » une scénographie minimaliste, une découpe, des costumes, une mise en scène, sont mis en œuvre. Il suffit de trois bouts de cartons, quelques vieux tissus, deux marionnettes pour une mise en abîme théâtrale, et la magie opère !

Le résultat est toujours étonnant d’inventivité, de finesse, d’humour et de tendresse humaine.

Cette année, les deux comédiens, Noëlie Giraud et Bruno Deleu en complicité avec Alain Simon à la direction artistique, ont porté leur verve sur un conte berbère inspiré du Chant de l’imzad de Malika Halbaoui (éditions Cipango) qu’ils ont baptisé « Le petit homme né en colère ».

Le conte est adapté, remanié pour les besoins de la scène.

Le petit homme né en colère © théâtre des Ateliers

Le petit homme né en colère © théâtre des Ateliers

 La jeune femme du conte, Tarzag conquise par l’éloquence de Baly, devient Ayyur, nom d’une divinité lunaire ou même « la lune », adorée par les Berbères dans les temps anciens et son époux, Idir le sage et pourtant si timide (hommage détourné au regretté chanteur Idir ?). Leur enfant ne sera pas Hassen mais Amayas sans doute aussi pour sa signification, « le guépard » en berbère.

Reste l’essentiel, la beauté de la mère et son talent musical qu’elle exerce sur l’imzad en chantant légendes et poèmes, et la colère inexplicable de son enfant pourtant bercé de douceur : il est bien « Le petit homme né en colère » du titre du spectacle. Comment faire cesser les pleurs du nourrisson, des accès de colère de l’enfant, la folie sauvage qui s’empare du jeune homme ? Adulte, il mène razzias, combats, pillages, au désespoir de ses parents. Une rencontre le ramènera à la paix. Sont-ce les mots de son oncle marabout ou ceux d’une femme étrange croisée dans le désert qui disparaîtra comme par magie ? Le chemin pour recouvrer la paix de l’âme ne sera pas simple…

Imzad © COLLECTIE TROPENMUSEUM Langhalsluit (source Wikipédia)

Imzad © COLLECTIE TROPENMUSEUM Langhalsluit (source Wikipédia)

Les remuements de l’âme des personnages sont rendus avec une sensible intelligence. Les deux acteurs se glissent dans les rôles mêlant vivacité et humour. L’imzad est mimé, chantonné. Les visages mobiles rendent chaque expression avec éloquence. On sourit, on rit, on se laisse porter par l’histoire. Les commentaires « off » des deux conteurs, leur spontanéité, accordent au jeu une distanciation qui rend perceptible l’art du théâtre, ce miroir aux alouettes dont les mensonges disent tant de vérités. Quelle école pour les jeunes enfants qui viennent là !

Les remuements de l’âme des personnages sont rendus avec une sensible intelligence. Les deux acteurs se glissent dans les rôles mêlant vivacité et humour. L’imzad est mimé, chantonné. Les visages mobiles rendent chaque expression avec éloquence. On sourit, on rit, on se laisse porter par l’histoire. Les commentaires « off » des deux conteurs, leur spontanéité, accordent au jeu une distanciation qui rend perceptible l’art du théâtre, ce miroir aux alouettes dont les mensonges disent tant de vérités. Quelle école pour les jeunes enfants qui viennent là !

On apprend, on ressent, on s’enrichit de l’autre. Le théâtre donne à penser la vie. La petite madeleine donnée en goûter à la fin du spectacle fait un clin d’œil à une célèbre tasse de thé. Le souvenir s’ancre dans la dégustation du petit gâteau rebondi, et la leçon de l’histoire est alors toute de douceur.
Fabuleux !

Spectacle donné du 16 au 24 octobre puis les 6 et 13 novembre au théâtre des Ateliers, Aix-en-Provence

Le petit homme né en colère © théâtre des Ateliers

Théâtre des Ateliers © théâtre des Ateliers

Mise à l’épreuve des récits

Mise à l’épreuve des récits

Frapper l’épopée, le nouvel opus d’Alice Zeniter pourrait sembler texte de circonstance puisqu’il évoque la Nouvelle-Calédonie. Il a pourtant été pensé bien avant les évènements récents qui ont bousculé le « Caillou ». Déjà, lors d’un entretien organisé par l’association Nouvelles Hybrides, l’auteure offrait une lecture des premières pages avant relecture éditoriale et correction à un auditoire subjugué. 

Depuis son génial Je suis une fille sans histoire (éditions de L’Arche, Des écrits pour la parole), je lis et relis (la relecture quelle merveille !) ses textes en regard à ses théories du récit. Sémiologie, narratologie ou linguistique, loin d’être des objets d’études universitaires menées par des chercheurs perdus dans les effluves capiteux des terminologies abscondes, « devraient être considérées comme des outils de première nécessité pour analyser les énoncés qui nous entourent », plus encore ! l’auteure « en vient à penser que la sémiologie et la narratologie ne sont pas juste des outils, ce sont carrément des sports de combat ». Et si « nous sommes pétris des mises en récit que nous ne détectons même plus », le travail de la littérature va obéir à un double mouvement, celui de mettre en œuvre un récit, mais aussi d’en éprouver la distance face au réel.

Je suis une fille sans histoire, Alice Zeniter, éditions de l'Arche

S’ancrer dans l’Histoire

C’est avec subtilité que l’auteure aborde en un kaléidoscope de récits enchâssés l’histoire de la Nouvelle-Calédonie et son propre itinéraire.
Grâce au personnage de Tass, qui retourne définitivement en Nouvelle-Calédonie après des années de tentative de conciliation de vie entre la métropole où habite l’orléanais Thomas et le « Caillou », « une distance qui ne s’avale pas », le lecteur découvre l’ancienne colonie française, d’abord par ce qu’elle n’est pas, non, pas de perroquet, pas de cacao, pas de vahinés : « c’est à peu près ce que Tass a vu dans le regard de ses interlocuteurs pendant les années métropolitaines : sa terre n’est encore qu’obscurité ». En une succession de dévoilements, se dessinent géographie, flore, faune, histoire enfin, surtout, celle des étapes de la colonisation portée par des chefs incapables d’analyser les choses autrement que par leurs aprioris, et un pouvoir métropolitain tout aussi aveugle et incapable.

La poignée de main échangée entre Jacques Lafleur, chef de file des partisans du maintien de la Nouvelle-Calédonie dans la République française et Jean-Marie Tjibaou, leader des indépendantistes kanaks le 26 juin 1988 le jour de la signature des accords de Matignon, devenue objet d’une statue suscite des commentaires politiques sur une « réconciliation » qui gomme le passé, et une action aussi spirituelle que symbolique de la part du mouvement indépendantiste « Empathie violente » dont trois membres jouent un rôle important dans le roman.

Statue poignée de  mains Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaoude © X-D-R

Statue poignée de mains Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaoude © X-D-R (source journal La Coix)

Par le biais du rêve, les informations circulent, des pans entiers de l’histoire se révèlent. On peut « attraper » un rêve en dormant dans le lit d’un autre (« le rêve était resté sur l’oreiller et il lui est rentré par l’oreille », page 137). Le rêve est le ferment qui permet aux êtres de grandir, de se projeter, de donner du sens. Il y a aussi les visions hallucinées qui autorisent des plongées dans l’histoire. Tass, après une demi-bouteille de gin, se retrouve dans un lieu sacré, un trou d’eau sera le support des visions du passé de ses ancêtres. À travers eux, est abordée la colonisation du Caillou, la venue des prisonniers du bagne, les droit commun, les politiques dont Louise Michel. On voit aussi les colonisés d’une portion du monde qui deviennent les instruments de la colonisation d’autres terres. Le roman prend alors une dimension universelle. L’art de la fantastique conteuse qu’est Alice Zeniter se coule dans les diffractions du temps, tisse les fils entre les continents, les époques. Le bagne installé en Nouvelle-Calédonie est perçu par les Kanaks comme un lieu d’emprisonnement en France… les strates de réalité se catapultent, se rencontrent, se heurtent. La dépossession de soi pour les Kanaks est considérée comme un apport salvateur de civilisation pour les colons qui ne perçoivent pas la richesse qu’ils piétinent, imbus de leur ignorance et de leur incapacité à l’empathie.

Ces mots qui nous construisent

Politique aussi est la langue utilisée, qu’elle soit vernaculaire ou véhiculaire, elle dit ce qu’est l’autre, ce que le locuteur en attend, ce qu’il veut bien laisser percevoir de lui.

Différents modes sont utilisés selon l’effet recherché, celui du cinéma lors d’une inénarrable scène de « séduction », de la relation de voyage, du théâtre avec des dialogues au cordeau, du monologue intérieur accompagné de variations de point de vue, de la poésie enfin, sans doute le seul mode qui puisse rendre compte de ce qui échappe aux autres. Les mots projettent leurs mondes et le lecteur les cueille avec bonheur. Le rêve d’Un Ruisseau (oui c’est le nom de l’un des personnages) après la séance hallucinée devant le trou d’eau où le passé des ancêtres de Tass s’est révélé (à elle et aux trois personnages se trouvant alors auprès d’elle) prend forme au cœur du texte : « ce serait génial de pouvoir créer quelque chose comme ça, des autres envers nous. Les obliger à se mêler à notre passé. Ce serait the ultimate experience ! ».

Frapper l'épopée d'Alice Zeniter, éditions Flammarion

On sourit, on s’attache aux différents protagonistes, Tass, bien sûr qui enseigne le français au lycée de Nouméa, les jumeaux kanak, Pénélope et Célestin, le trio de l’Empathie violente. L’oxymore fait sourire tandis que la violence crue s’exerce.
Le viol des femmes est une métaphore de la colonisation. La parole se transforme alors en réquisitoire : non ! « une femme ne se fait pas violer », « une femme est violée ». Seul le passif est possible pour formuler l’horreur subie.
Le titre Frapper l’épopée nous dit peut-être que chaque destin, si minuscule soit-il, devient épique lorsque le récit s’en empare. Chaque vie est alors exemplaire, trace d’une histoire à la fois grande et petite. Le roman en est le creuset alchimique.
Alice Zeniter noue sa propre histoire familiale en écho à la narration principale. Son ancêtre algérien, à l’instar de celui de Tass, aurait pu lui aussi été déporté en Nouvelle-Calédonie à la fin du XIXème siècle. Les possibles s’ouvrent sur des généalogies qui auraient pu être « dans un univers parallèle ». La quête romanesque est une autre manière de se retrouver, de mettre à distance le récit pour mieux comprendre. L’auteure joue sur les degrés de la distanciation avec brio, déconstruit les récits officiels par leur confrontation à des points de vue différents, se découvre elle-même dans le faisceau des narrations, et nous offre une vision profondément humaine d’un monde à déconstruire et retisser. Tout simplement magnifique !

Frapper l’épopée, Alice Zeniter, édition Flammarion

De la nécessité des rites

De la nécessité des rites

Le dernier opus d’Angelin Preljocaj, Requiem(s), senti comme une réponse nécessaire du chorégraphe à la disparition de son père en 2023, séduit par sa puissance évocatrice. 
Le culte lié aux morts, les rites qui sont attachés au passage sont le signe de la naissance des civilisations selon les anthropologues. La peine individuelle prend un tour collectif, le rituel commun permet la prise de conscience du groupe, de son organisation, d’un partage d’émotions, de significations. En ce sens, la mort renvoie à la vie.

Angelin Preljocaj s’appuie sur les textes des philosophes et penseurs qui lui sont chers, Émile Durkheim, selon qui aucune connaissance du monde n’est possible sans le représenter d’une manière ou d’une autre, les représentations collectives exprimant la façon dont le groupe pense et se pense dans la relation avec ce qui l’affecte, Gilles Deleuze dont on entendra la voix au cours du spectacle, scandée par des sons électro, lors de la lecture de son texte à propos de Primo Levi : « l’artiste c’est celui qui libère une vie, une vie puissante, une vie plus que personnelle, ce n’est pas sa vie… »

Requiem(s) d'Angelin Preljocaj © Didier Philispart

Requiem(s) d’Angelin Preljocaj © Didier Philispart

Les magnifiques dix-neuf danseurs et danseuses de la troupe Preljocaj conjuguent leur verve en une succession de tableaux qui empruntent à l’iconographie sacrée, crucifixion, descente de croix, Piétas, madones, pleureuses, baignées dans les lumières qui se jouent des ombres d’Éric Soyer. Les corps habillés des costumes d’Eleonora Peronetti, transcrivent, incarnent les douleurs, les cris, les désespoirs, les résignations, les élans qui tentent de combler les absences, les regrets, les refus devant l’inéluctable, mais aussi la force qui célèbre le renouveau de la vie.  Les mouvements d’ensemble sont saisissants de beauté et donnent un sens par leurs architectures à ce qui n’en a pas. L’intime se meut alors en universel, le mythe s’empare des préoccupations humaines, la matière rejoint la transcendance.

Les musiques choisies dans le répertoire de diverses époques (le titre est au pluriel) soulignent la permanence de cette célébration du manque, en le teintant de leurs palettes particulières, chants médiévaux anonymes, Johann Sebastian Bach, Wolfgang Amadeus Mozart, György Ligeti, Olivier Messiaen, et j’en passe, jusqu’au contemporain System of a Down avec la voix de Serj Tankian dans Toxicity à laquelle fera écho celle, parlée de Deleuze. Les corps/âmes descendent de leur cage, vibrent, s’envolent, s’affligent, s’exaltent entre aspiration vers l’ineffable et attraction terrestre. La colère du Dies Irae (jour de colère) se mue en douceur.

Requiem(s) d'Angelin Preljocaj © Didier Philispart

Requiem(s) d’Angelin Preljocaj © Didier Philispart

Le travail sur les transparences, un rideau qui s’ouvre et se ferme, le plan supplémentaire apporté par les vidéos de Nicolas Clauss, projetées sur le mur de fond, laissent entrevoir des scènes initiatiques, d’autres niveaux de perception, entretenant le caractère sacré du grand mystère.

La fin est aussi l’occasion de faire le point, entraîne un retour en arrière, une mise en perspective, et Angelin Preljocaj cite avec finesse ses œuvres précédentes. On retrouve sa sublime Annonciation, le duo final de Roméo et Juliette, le sommeil de Blanche-Neige, les marionnettes de Noces
Le chorégraphe réussit à ne jamais tomber dans le pathos ou le cliché même dans les incrustations vidéo (une femme en mantille noire, une main laissant couler du sable…). Le merveilleux s’invite ciselé par la précision des gestes des danseurs dans la succession des variations sur le thème. .

Requiem(s) d'Angelin Preljocaj © Didier Philispart

Requiem(s) d’Angelin Preljocaj © Didier Philispart

L’harmonie naît alors que tout s’effondre, les courses en cercle recréent l’espace, les êtres se ploient, rampent, s’élèvent, subjuguent par leur grâce et leur maîtrise. Si la grande Histoire est convoquée, installant l’art dans une réflexion sur notre temps et l’évolution de notre appréhension du monde, la beauté plastique de la matière mouvante de la danse semble pouvoir seule nous donner des réponses.
Fabuleux !!!  

Le spectacle Requiem(s) a été donné du 16 au 19 octobre au Grand Théâtre de Provence

Dom Juan ou la fatigue des siècles

Dom Juan ou la fatigue des siècles

Macha Makeïeff accordait au final de sa mise en scène de Tartuffe une fin qui faisait penser à celle de Dom Juan : l’hypocrite plongeait dans les flammes de l’Enfer. Lorsque la question était posée à l’artiste de l’écho suggéré entre les deux pièces, elle évoquait son travail débuté sur le Dom Juan de Molière. La fin de cette deuxième pièce donne à entendre un éloge de l’hypocrisie, « ce vice à la mode » qui « passe pour vertu ». Dom Juan projette alors de se dissimuler sous « le manteau de la religion, cet habit respecté ». Pied de nez de Molière aux dévots qui avaient fait interdire son Tartuffe qui les dénonçait si bien !

Entre l’hypocrite dans la société et celui du théâtre (« Hupokritès » (υποκριτής) en grec signifie « l’acteur »), les similitudes s’affirment, mais le premier dévoie et transforme le réel animé de peu louables desseins, le second s’empare de caractères qui ne sont pas les siens et en dévoile les mécanismes : son « mensonge » nous donne à relire le monde.
L’action du Dom Juan de Macha Makeïeff abandonne, pour des raisons de logistique au départ, les cinq décors que réclame la pièce (« ils sont impossibles aujourd’hui : on n’avait la faculté d’utiliser un seul semi-remorque » sourit la metteure en scène lors du bord de plateau suivant la représentation »).

Dom Juan mis en scène par Macha Makeïeff © Juliette Parisot

Dom Juan mis en scène par Macha Makeïeff © Juliette Parisot

La contrainte d’un seul lieu devient un élément dramaturgique : le personnage éponyme de la pièce se voit enfermé dans sa propre maison qui devient elle-même lieu de théâtre et de représentation, gommant le réel pour une vision plus intimiste en écho au personnage de Sade dont la lecture est la pierre de touche du travail de Macha Makaeïeff. Elle utilise ainsi toujours une œuvre particulière afin de mettre en lumière par son détour les enjeux de la pièce abordée : Tartuffe était placé sous l’égide du film de Pier Paolo Pasolini, Teorema (Théorème). Les écrits de Sade, enfermé durant vingt-sept années, inspire l’approche de Dom Juan.

L’œuvre est ainsi transposée du XVIIème au XVIIIème siècle. Les personnages, costumés par Macha Makeïeff, passent par la « chambre » de Dom Juan, lieu d’enfermement intellectuel malgré ses trois portes côté jardin qui battent follement dans l’intermède introductif, rappelant les affolements du théâtre de boulevard, sa porte-fenêtre démesurée au centre et sa petite porte dérobée côté cour, dominée par une fenêtre qui installe, dans la tradition de l’esthétique baroque, ce cadre fermé sous son regard dominant. Tous les personnages passent, entrent, sortent, se donnent en spectacle, comme les inénarrables Charlotte et Pierrot sortis tout droit d’un théâtre de marionnettes ou de la Commedia dell’arte.

Dom Juan mis en scène par Macha Makeïeff © Juliette Parisot

Dom Juan mis en scène par Macha Makeïeff © Juliette Parisot

La démultiplication théâtrale au cœur de cette intelligente mise en abîme se pare aussi de l’univers propre à Macha Makeïeff : un corbeau naturalisé, objet sur lequel parfois la réflexion au sens premier s’élabore, semble tout droit tiré de son exposition Trouble-fête, collections curieuses et choses inquiètes, véritable cabinet de curiosités aussi fascinant que troublant. Les correspondances entre les mises en scène de cette profonde artiste font « œuvre » : au fil des créations, se construit un ensemble cohérent, aux fines imbrications, aux échos, aux effets de miroir, que sous-tend une connaissance et une analyse pertinente et précise.

Malgré le sujet aux tours dramatiques et tragiques d’une violence extrême (le refus de Dom Juan d’adresser la parole ou de regarder Elvire, nie la jeune femme, de même que les mots du père de Dom Juan renient jusqu’à la conception de ce dernier avant sa fin terrifiante), la pièce de Molière est une comédie.

Cet aspect est largement exploité par le jeu brillant des comédiens.
Foisonnent mimiques, changements de ton, jeux sur le langage, fausses confusions…

Sganarelle mélange dans son « éloge du tabac», les termes « tabac » et « théâtre », ce qui donne une tournure espiègle à la phrase « non seulement (le tabac/théâtre) réjouit et purge les cerveaux humains mais encore il instruit les âmes à la vertu, et l’on apprend avec lui à devenir honnête homme ».

Dom Juan mis en scène par Macha Makeïeff © Juliette Parisot

Dom Juan mis en scène par Macha Makeïeff © Juliette Parisot

Les personnages campés par Vincent Winterhalter dans Sganarelle ou Xavier Gallais dans le rôle-titre sont ambigus à souhait. Dom Juan est ici fatigué, comme épuisé par ses frasques, crépusculaire dans ses quêtes éphémères et vaines : rien ne lui réussit, il échoue dans la séduction des deux villageoises, dans sa fuite d’Elvire, dans sa tentative de convaincre le personnage du pauvre de jurer, et il s’aveugle lui-même de ses feux passés, ne percevant pas le gouffre qui s’ouvre à lui et le condamne. Les attitudes empruntées aux torsions d’un Saint-Jean-Baptiste en une capiteuse inversion de la sainteté, les regards las, les soupirs désabusés en font un anti-héros superbe. Le voici « enfermé chez lui dans une forme d’errance intérieure et quasi hallucinatoire » explique la metteure en scène.

La présence du père (Pascal Ternisien) qui le maudit renvoie à un patriarcat qui fabrique des monstres. « Le patriarcat fait le malheur des femmes mais aussi celui des hommes, reprendra Macha Makeïeff lors du bord de plateau, mené avec le psychanalyste Hervé Castanet, alors que le personnage d’Elvire (Irina Solano) doit beaucoup au contemporain me#too, elle a appris à dire non et sa dernière tirade scelle une forme de rédemption ». L’ambivalence des personnages est mise en évidence, et « nous renvoie à nos propres équivoques » (M.M.).

Dom Juan mis en scène par Macha Makeïeff © Juliette Parisot

Dom Juan mis en scène par Macha Makeïeff © Juliette Parisot

 Si la période prérévolutionnaire est choisie pour actualiser la pièce c’est parce qu’elle correspond à une incarnation de ce qui provoquera 1789, l’introduction du mal dans la littérature condamne une certaine forme de société et de répartition des pouvoirs. La liberté revendiquée du noble se vide de sa substance. Dernier clin d’œil à la condition contemporaine, le commandeur est interprété par une femme, véritable « poupée automate » (Xavérine Lefebvre). L’ironie ne cesse de nous interroger.
Un moment d’anthologie !

Spectacle donné du 15 au 18 octobre au Jeu de Paume, Aix-en-Provence