Lorsque le danseur devient personnage de théâtre

Lorsque le danseur devient personnage de théâtre

« La difficulté, c’est de faire exister ensemble deux arts complets », expliquait le metteur en scène et directeur du théâtre des Ateliers, Alain Simon en présentant sa nouvelle création, Un homme qui dort.

Le texte de Perec, Un homme qui dort, n’est pas écrit pour la scène, mais la présence d’un « tu » qui s’adresse au personnage, apporte cependant une certaine théâtralité, une oralité particulière qui dédouble l’être, permettant l’apparition d’une voix off. Construisant le spectacle sur la dualité entre l’art du théâtre et celui de la danse, Alain Simon immerge le spectateur dans un clair-obscur où évolue le danseur Leonardo Centi.

L’artiste épouse le flux du texte, mêlant les lignes de son écriture dansée à celles prononcées par le lecteur Alain Simon. L’enregistrement des extraits du livre, finement découpé au point de ne pas en distinguer les coutures, sert de « bande-son » à la performance de l’interprète. L’étudiant de Georges Perec se laisse envahir par une sorte de torpeur, expérimente le néant, s’enferme dans sa chambre sous les toits, ne va pas à ses examens, n’ouvre plus la porte à ses amis qui s’inquiètent pour lui, s’aventure dans l’exploration de la vacuité, ne lit plus, se détermine par la réitération hypnotique de la négation.

Un homme qui dort © Théâtre des Ateliers

Un homme qui dort © Théâtre des Ateliers

Prenant à rebrousse-mots les vers d’Apollinaire dans Le pont Mirabeau, « Vienne la nuit sonne l’heure / Les jours s’en vont je demeure », Perec écrit : « que vienne la nuit, que sonnent les heures, que les jours s’en aillent, que les souvenirs s’estompent ». Leonardo Centi campe avec une infinie justesse ce personnage qui plonge vers le vide, « (se) laisse glisser » … Le corps s’anime, s’affaisse, se tord, se tend jusqu’au bout des orteils, effleure les murs, s’affole, est en proie à des saccades affolées, se fige dans l’immobilité, se recroqueville sur un banc trop étroit, existe puissamment tout autant qu’il se nie. Époustouflant de force théâtrale et de beauté.

Le spectacle avait été donné du 13 au 17 mars 2024 au Théâtre des Ateliers d’Aix-en-Provence. Il a été rejoué dans le même lieu en novembre 2024, conjuguant avec une acuité décuplée le corps et les mots.

Un homme qui dort © Théâtre des Ateliers

Un homme qui dort © Théâtre des Ateliers

Lettres d’un siècle à l’autre

Lettres d’un siècle à l’autre

Hautement symbolique le spectacle Kay Lettres à un poète disparu s’est révélé incontournable dans la programmation de la saison du Moulin à Jazz de Vitrolles. 

Tout a commencé l’an dernier en 2023 avec l’année McKay sous l’égide de l’ancienne ministre Christiane Taubira. Le musicien-comédien-dramaturge Lamine Diagne et le documentariste, coordinateur de l’année KAY à l’occasion des cent ans de la venue du poète en France, projet culturel mettant à l’honneur l’auteur et poète Claude McKay auquel il a consacré son dernier film Claude McKay, de Harlem à Marseille, ont imaginé un concert poétique, Kay, Lettres à un poète disparu, célébrant cet artiste dont l’œuvre et la vie se confondent selon Christiane Taubira qui explique combien «il est rare de concilier une vision aussi aigüe du monde, ses antagonismes transnationaux, le caractère structurel et structurant de ses violences de classe, avec une imagination aussi prolixe, un regard social aussi perspicace, une relation aussi empathique au monde underground malgré ses inévitables débordements et ses ruses de survie ».

Le spectacle réunit textes, lettres adressées au poète disparu, extraits de documents filmés de son époque, du film de Matthieu Verdeil et un jazz qui ne cesse de se réinventer en puisant dans l’humus de ses origines. Le résultat est un moment inclassable d’une infinie richesse où les mots et les musiques rejoignent l’intime pulsation du monde.

Spectacle McKay © R. Arnaud

Spectacle McKay © R. Arnaud

  À mots croisés

Au début, c’est un souffle qui découvre ses propres dissonances avant de s’orchestrer en une musique fluide. Le saxophone de Lamine Diagne est rejoint par la batterie de Jérémi Martinez qui accorde au rêve qui se tisse les battements réguliers d’un cœur tandis que la guitare de Wim Welker murmure ses contre-chants. Quittant son instrument, Lamine Diagne s’empare du micro : « Quand je serai mort et oublié sans nul vivant qui se souvienne mes traits/ Quand sous une glaise étrangère mes os pourriront sans un arbre sans une pierre qui les signale/ Peut-être qu’un jeune homme songeur brûlant de passion /Tournant les pages moisies de vieux volumes/ En quête de vers anciens aux relents d’amour et d’alcool/ Tombera sur une chanson de moi et doucement peut-être il sifflera la mélodie en se demandant qui donc jadis écrivit ces vers ou encore, assis, il méditera ces simples mots qui l’on tellement touché quand je serai parti ».

Ce poème de Claude McKay (1889-1948) paru en 1922, « c’est comme une bouteille qu’il jette à la mer, nous l’avons recueillie, avons fait corps avec ses textes, fait rythme avec sa musique intime. Ce soir, ce n’est pas un concert ni même un spectacle, plutôt une convocation, un dialogue avec un poète qui a disparu il y a plus de soixante-dix ans. Depuis que j’ai rencontré ses poèmes, se textes, sa pensée, je lui écris des lettres. » Lamine Diagne dessine des correspondances entre son parcours et celui du poète jamaïcain dont le séjour en France s’est déroulé de 1923 à 1928. Les voix semblent se répondre, modernité étonnante de la première, reconnaissance sensible de la seconde.

Spectacle McKay © R. Arnaud

Spectacle McKay © R. Arnaud

Le poète voyage. C’est à Marseille qu’il trouve son inspiration romanesque, qu’il devient l’un des pères de l’éveil de la conscience noire, précurseur de la Harlem renaissance et du mouvement de la Négritude dont il est l’un des instigateurs, ce terme fut forgé par Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme, Cahier d’un retour au pays natal. Le « vagabond », curieux de tout, fait un portrait sublime de Marseille, seule ville dans laquelle il se sent enfin en accord avec lui-même et les autres. La cité ouverte au monde ne refuse personne, accepte les coutumes, les habitudes de chacun, grouille d’une vie multiple qui n’écrase aucune individualité.

Ici, la ségrégation raciale dont l’Amérique souffre n’existe pas. La ville cosmopolite a toutes les couleurs du globe et sait que c’est là que réside sa richesse. Lamine Diagne passe du saxophone à la flûte Peul ou à la flûte traversière, ses complices à la guitare, batterie, contrebasse (Christophe Lincontang), claviers (Ben Rando), nous enivrent d’un jazz qui raconte ses propres origines, glisse vers la New Orleans, plonge dans les cafés de Harlem, se tait pour faire place au récit de la vie de Claude McKay, à ses textes, les accompagne dans leur foisonnement et leur irrépressible élan.

 

Spectacle McKay © R. Arnaud

Spectacle McKay © R. Arnaud

On écoute des passages de Banjo livre exhumé par l’éditeur marseillais André Dimanche dans les années 1990, Un sacré bout de chemin, son autobiographie où il dit « j’écris pour ceux qui sont capables d’apprécier une histoire authentique, d’où qu’elle vienne ». Enfin, il y a le somptueux Romance in Marseille écrit à Tanger en 1933 (édité pour la première fois par les éditions marseillaises Héliotropismes en 2021).

 

Trois écrans disposés sur le fond de scène offrent leurs images, photographies, extraits de films, d’actualités, de chants et de leurs paroles, comme le mémorable If we must die (S’il nous faut mourir) écrit en juillet 1919 lors du terrible Red Summer (été rouge) et sa vague de violence des suprémacistes blancs à l’encontre des populations noires.

Spectacle McKay © R. Arnaud

Spectacle McKay © R. Arnaud

« S’il nous faut mourir, que ce ne soit pas comme des porcs
Traqués et parqués dans un enclos infâme,
Tandis qu’autour de nous, fous de rage et de faim,
Les chiens aboient, se moquent de notre maudit destin.
S’il nous faut mourir, ah ! mourons noblement
Afin que notre sang précieux ne soit versé
En vain ; alors, même les monstres que nous défions
Seront contraints de nous honorer dans la mort !
Ô mes frères, il nous faut affronter notre ennemi commun !
Bien qu’inférieurs en nombre, montrons notre bravoure
Et pour leurs mille coups, portons un coup fatal !
Qu’importe si devant nous s’étend la tombe ouverte ?
En hommes nous ferons face à la meute couarde et meurtrière,
Acculés, mourants, mais rendant coup pour coup. »

Peu importe le nom donné à la soirée, concert -les partitions musicales sont servies avec un talent fou-, performance, spectacle, on est séduits, bouleversés par ce destin, ces textes exigeants dont le flux charrie des images poétiques fortes et aborde le monde avec une humanité poignante. Et l’on court se procurer les livres de cet auteur dont il semble impensable désormais d’être ignorant !

Le 28 novembre, salle Guy Obino, Vitrolles  

Extrait du film McKay à Marseille de Matthieu Verdeil

Du vert au théâtre

Du vert au théâtre

Théâtre pour enfants ? Pas si sûr ! La metteuse en scène Agnès Régolo porte au théâtre avec son excellente Compagnie du jour au lendemain la pièce de Carlo Gozzi, L’Oiseau Vert (L’Augellin Belverde, (« L’oiselet Beauvert ») 1765). Une occasion de se plonger dans le théâtre italien du XVIIème et de se délecter d’une forme qui emprunte à la fable et à la commedia dell’arte dans une mise en scène aussi inventive que génialement sobre et efficace.

Détestations de plume

Resté dans l’ombre de Goldoni, son rival à Venise, Gozzi est très peu connu en France alors qu’il avait davantage de succès que le « Molière italien » dans son propre pays au point que ce dernier s’exila à Paris en 1762. Les deux dramaturges n’ont cessé de s’opposer, le premier défendant la nouveauté au théâtre, le second préférant la tradition. Goldoni se vit reprocher de renier d’une certaine manière les traditions italiennes de la commedia dell’arte en choisissant des thèmes et des formes très écrites contre les pratiques d’improvisation des troupes italiennes telle la troupe des Sacchi revenue du Portugal (en effet, les pièces de l’étoile montante que fut Goldoni réduisaient au chômage des spécialistes de commedia dell’arte, sic !).

Gozzi animé d’une indéfectible haine à l’encontre des « poètes larmoyants » qui attribuaient « les filouteries, les fourberies et le ridicule à (leurs) personnages nobles et les actions héroïques, sérieuses et généreuses à (leurs) personnages plébéiens », se précipita chez les Sacchi dès leur retour à Venise et leur proposa sa première fable allégorique où chaque scène, réduite à son ossature, offrait de fantastiques plages d’improvisation aux « masques ». Ainsi naquit au Teatro Sant’Angelo L’Amour des trois oranges dont L’Oiseau Vert est une suite. (C’est cet Amour des trois oranges qui a inspiré à Prokofiev son opéra éponyme. Parmi les pièces de Gozzi il faut noter aussi Turandot que l’on verra sublimement orchestré par Puccini dans son dernier opéra)

Par réaction au siècle des Lumières et au théâtre de Goldoni qu’il déteste, Carlo Gozzi s’affirme comme un irréductible partisan de la hiérarchie sociale et de sa permanence. Atrabilaire en diable, il écrit pour manifester son désaccord.

Carlo Gozzi © X-D.R.

Carlo Gozzi © X-D.R.

Contre un Goldoni qui n’a de succès selon lui que par sa légèreté et son ignorance, il va servir à ce public des « enfantillages » et instaure ce qui sera nommé le « théâtre fiabesque » (de fiaba, la fable), adaptation de contes avec les personnages dépourvus de nuances de la commedia dell’arte, représentant des types de caractères mais aussi les diverses nationalités italiennes avec leurs différents accents.

On les retrouvera donc aussi dans L’Oiseau Vert : Brighella (le Bergamasque) qui sera ici conseiller poète et astrologue au service de la reine-mère, Pantalon (le Vénitien), premier ministre du roi qui sera nommé pour l’occasion Spoldi, Tartaglia (traditionnellement affligé d’un bégaiement et classé parmi le groupe des anciens et originaire de Naples) roi de Monterotondo, mari de Ninette et père des jumeaux, Truffaldin (de « truffa », le fourbe, premier nom d’Arlequin, qui sera ici Galiano), le charcutier, père adoptif des jumeaux…
Le combat idéologique contre les Lumières est ainsi porté au théâtre ! Avec ses 19 représentations la pièce remporte un véritable triomphe pour l’époque !

L’Oiseau Vert © Compagnie du Jour au Lendemain

Le merveilleux au théâtre

Le sujet est celui d’un conte : le roi de Monterotondo, Tartaglia (ici roi Massimo par Kristof Lorion) est parti depuis 19 ans à la guerre. Profitant de son départ, la reine-mère, Tartagliona (Olympia au Jeu de Paume) a fait enfermer vivante dans un trou sous l’évier des cuisines du palais l’épouse du roi, Ninetta (Antonia dans notre version) qui n’a survécut que grâce au secours d’un énigmatique Oiseau Vert (Antoine Laudet qui campe aussi avec humour Angelo, sorte de « poète rockeur » plus intéressé par l’héritage d’Olympia que par ses charmes).

Ses deux enfants remplacés par des chiots dans leur berceau auraient dû, selon les ordres de la reine être tués par Pantalon, le ministre du palais, qui les a confiés au fleuve, enveloppés dans une toile cirée. Un couple de charcutiers, Galiano (Pascal Henry) et Smeraldine (Catherine Monin), sans doute le seul personnage vraiment humain et désintéressé de la pièce, les trouvent et les adoptent. Mais les jumeaux, Barberina et Renzo, qui ont grandi en lisant les philosophes, loin d’être reconnaissants, ne sont guère affectueux et s’enferment dans une rhétorique froide et sectaire. Galiano, excédé, les chasse au moment où le roi rentre de guerre. Ils sont à la rue mais ne cèdent en rien à un quelconque apaisement de leurs propos intransigeants.

L’Oiseau Vert © Compagnie du Jour au Lendemain

Un émissaire de l’oiseau vert leur donne une pierre qui, jetée sur la place en face du palais royal, devient à son tour un somptueux château. Enivrés de cette nouvelle et inattendue puissance les jeunes gens restent insupportablement capricieux et exigeants. Bref, les péripéties suivent le schéma classique du conte, épreuves, trahisons, revirement salvateur et fin « heureuse », la reine-mère sera transformée en tortue (en grenouille dans la version d’Agnès Régolo), le roi retrouve sa femme et abandonne ses prétentions sur sa fille qui tombe amoureuse de L’Oiseau Vert, un prince emprisonné sous cette apparence par le maléfice d’un ogre qu’il avait contrarié.  

Les caractères monolithiques des personnages offrent aux acteurs des performances jubilatoires d’un manichéisme déjanté : chacun s’enferme dans ses certitudes, n’écoute personne, se jette dans les actions les plus inconsidérées avec une fougue adolescente. C’est là sans doute que ce théâtre garde sa modernité : « ni infantile, ni futile, L’Oiseau Vert affronte avec une irrépressible gaieté un monde sinistre » explique Agnès Régolo dans sa note d’intention. Dans un univers où la guerre bouleverse les vies, où les étroitesses, la cupidité, la soif de pouvoir, l’égoïsme dominent, le principe de l’action, du mouvement, impulsé par les personnages principaux, tout intransigeants et aveugles à toute empathie qu’ils sont, amène l’histoire à se redessiner.

L’Oiseau Vert © Compagnie du Jour au Lendemain

La force de la joie prime et le public se délecte de ce bouillonnement tournoyant où sont exploités les grands mythes, mère abusive, Pygmalion, quête initiatique, métamorphose… Au centre du fond de scène un cercle ouvert de trois mètres de diamètre permet aux protagonistes de faire leurs entrées et de mener certains passages performés comme enserrés dans le médaillon illustrant les pages d’un conte, mais aussi par un jeu de lumières et de projections d’images, il transforme la scène, la menant d’un palais à un autre, d’une place centrale de la ville à une grotte, en un changement fluide de décors tandis que la scène occupée par une ombre noire et luisante peut évoquer les eaux d’un fleuve, les parquets cirés d’une salle princière, les obscurités inquiétantes de l’antre d’un ogre…

On se laisse happer par le récit fantastique où les pommes chantent et l’eau danse, où les statues deviennent humaines, tantôt messagères (inénarrable Calmon par Salim-Eric Abdeljalil, qui semble sorti d’un livre d’images), tantôt objet se refusant aux caprices d’un humain (Pompéa convoitée amoureusement par Renzo qui voudrait jouer au Pygmalion, jouée par Johanna Bonnet aussi reine-mère et reine, merci à Freud de ne pas encore être passé par là !), où une femme peut croupir 19 ans sous un évier de cuisine, où une pierre jetée fait apparaître un palais…

L'Oiseau Vert © Compagnie du Jour au Lendemain

L’Oiseau Vert © Compagnie du Jour au Lendemain

Les costumes de Christian Burle soulignent la narration avec une qu’enrichissent les brèves incises dansées, dues à Georges Appaix, traduisant les états d’âmes des personnages (ainsi, les délicates évolutions de Barberina et L’Oiseau Vert, découvrant leur amour réciproque). La mise en scène est vive, brillante, tisse une partition sur laquelle les acteurs, tous excellents, se lancent dans une interprétation pétillante où les personnages du conte prennent une épaisseur qui les rapproche des préoccupations actuelles. Les jeunes spectateurs sont embarqués dans le récit, rient, s’émeuvent du baiser échangé par les tourtereaux.

Lors du bord de plateau qui leur est proposé à la fin de la représentation du mardi après-midi, ils interrogent la metteuse en scène sur le consentement. « Tout a été voulu, décidé», sourient les acteurs et actrices. « Vous vous rendez compte du pouvoir du théâtre ! remarque Agnès Régolo :  vous voyez bien davantage sur vos smartphones, vos tablettes ou à la télévision, mais vous n’avez pas la même réaction. » S’il est demandé pourquoi avoir choisi une pièce du XVIIIe afin de parler d’aujourd’hui, elle rétorque : « le théâtre ne se modernise pas il est moderne, les acteurs, le public le sont… le texte a été retranché, retravaillé, de quatre heures de spectacle on est passé à une heure et demie. »

Bord de plateau L'Oiseau Vert au Jeu de Paume © M.C.

Bord de plateau L’Oiseau Vert au Jeu de Paume © M.C.

Les récritures s’immiscent dans les plages dédiées à l’improvisation, le texte mis en scène par Agnès Régolo foisonne de citations, on y entend des passages du poème de Du Bellay « Heureux qui comme Ulysse », des fragments de Victor Hugo… « Tout peut arriver, tout peut arriver » dit le ministre Spoldi. C’est ici aussi la magie du théâtre avec ses ruptures, ses éclats, son rythme irrépressible et sa manière de nous parler encore de nous par le biais du merveilleux.

L’Oiseau Vert a été joué et créé au Jeu de Paume (où la troupe a été invitée en résidence) du 22 au 26 novembre

Les 4 et 5 mars 2025 L’oiseau vert sera joué au Théâtre Durance.

Vous avez cinq minutes?

Vous avez cinq minutes?

L’art de la digression musicale
Lorsqu’André Manoukian donne un spectacle, le public se déplace en foule. Le Grand Théâtre de Provence était comble lors des deux représentations des Pianos de Gainsbourg, proposition issue du dernier opus du musicien paru en 2021. Le principe en est simple : « un tiramisu » expliquait le pianiste, « une tranche de musique instrumentale, deux chansons, encore de l’instrumental et ainsi de suite ». Les chanteuses choisies pour l’occasion (Débora Leclercq, Elodie Frégé, Nesrine Belmokh, Awa Ly), toutes de celles dont la voix lui « fait transpirer la moustache » (dixit le cicerone malicieux du haut de son piano), se prêtaient au jeu de l’interprétation, voire de la réinterprétation de morceaux célébrissimes de l’Homme à la tête de chou. Toutes souhaitant chanter la même chanson, elle sera donnée en fin de show à quatre voix, une Javanaise reprise par un public enthousiaste. 

Ce véritable show dans lequel le pianiste joue aussi le rôle d’entertainer, deux musiciens participaient à l’aventure, Pierre-Alain Tocanier à la batterie et Gilles Coquard à la contrebasse. En ouverture les trois complices campaient le décor par un jazz délicatement ouvragé créant une atmosphère feutrée de club de jazz. La vie de Serge Gainsbourg est évoquée, sa « période bleue » dans laquelle seront puisées les escapades jazziques du concert, hommage aux débuts du compositeur dans les clubs de jazz, à l’instar de son père. « C’est un peu notre Miles Davis à nous, sourit André Manoukian, il a su poser sa marque sur tous les styles qu’il a arpentés».

André Manoukian @ Yann Orhan

André Manoukian @ Yann Orhan

Les reprises par les instruments séduisent par leur élégante fluidité. Le piano se délecte de ses propres variations tandis que batterie et contrebasse ne cessent de se réinventer. Pédagogue et vulgarisateur hors pair, André Manoukian fait entendre la diversité des gammes occidentales et orientales, aborde quelques anecdotes de l’histoire de la musique, « cet art qui fleurit en temps de paix et sait si bien unir les peuples en attisant leurs curiosités mutuelles et se nourrissant de rencontres ».

Voici apparaître les cymbales, guerrières à la tête des janissaires ottomans qui conquièrent les terres convoitées par les sultans des différentes dynasties turques, puis adoptées par les orchestres classiques d’Europe qui se voient dans l’obligation d’augmenter leurs effectifs afin d’équilibrer les pupitres face à la puissance sonore de ces nouveaux instruments ! Les digressions se multiplient, amenées par le malicieux refrain « vous avez cinq minutes ? ». La première « nuit » de Gainsbourg et Jane Birkin, racontée par cette dernière à l’infatigable conteur, les débuts de Juliette Gréco présentée par Merleau-Ponty qui, outre être le « père » de la phénoménologie, dansait remarquablement bien, à Sartre qui, en lui demandant si elle était chanteuse, la persuada d’emprunter cette voie, lui proposant des textes d’auteurs (il créera lui-même pour elle le seul texte de chanson qu’il ait jamais écrit, « Rue des Blancs Manteaux »).

Les pianos de Gainsbourg @ M.C.

Les pianos de Gainsbourg @ M.C.

La taille de la salle du GTP s’oublie, on est installé dans une familiarité amicale où des amis se taquinent, se racontent, passent d’une histoire à une autre, n’hésitent pas à énoncer quelques blagues potache à oser une image aux colorations grivoises.
On retiendra l’ambiance feutrée des compositions instrumentales, la pureté de la voix de Nesrine dont le violoncelle apprivoise les classicismes des deux rives de la Méditerranée, son vibrato naturel qui n’en fait jamais trop et laisse la musique vivre sans lui rajouter d’intentions mièvres ou racoleuses, et la finesse des interprétations d’Awa Ly, pépite de jazz sous le blue moon…

Concert donné les 26 et 27 novembre au Grand Théâtre de Provence

André Manoukian @ X-D.R.

André Manoukian @ X-D.R.

Sous le sceau du Destin

Sous le sceau du Destin

Samedi 23 novembre la salle comble du GTP accueillait l’Orchestre national Avignon-Provence dirigé par sa cheffe, Débora Waldman, première femme à avoir été nommée à la tête d’un orchestre national en France, et la pianiste Shani Diluka. 
En préambule la délicate Meditacija (« Méditation ») que sa compositrice lettone Lūcija Garūta (1902-1977) avait écrite d’abord pour piano, son instrument, prenait un relief particulier dans sa version symphonique, portée par la phalange des vents, rejointe par les cordes. « La musique est le souffle de d’esprit » disait Lūcija Garūta qui étudia la composition à Paris. Avec l’orchestre, son lyrisme se teinte d’ombres dont la gravité s’inspire d’un romantisme russe où affleureraient les airs des traditions populaires baltes. Cette plongée dans une inspiration du XIXème est sans doute aussi une marque de résistance pour cette compositrice, l’une des premières reconnues dans les pays baltes, contre l’occupation russe au moment de la Seconde Guerre mondiale. 

Le temps d’un réajustement du nombre de musiciens, moins nombreux pour Mozart, Shani Diluka apportait son jeu velouté et au 23ème Concerto pour piano du compositeur de Salzbourg. Dès la cadence du premier mouvement, on est séduit par la capacité de l’artiste à entrer dans ce concerto dont Messiaen dira qu’il se place au tout premier rang des concertos pour piano ; c’est sans doute le plus parfait de tous, si non le plus beau !). Bien sûr, le célébrissime Adagio qui a été utilisé comme musique de film (L’incompris de Luigi Comencini, Le nouveau monde de Terrence Malick) ou même de ballet (Le Parc d’Angelin Preljocaj), convie à une somptueuse méditation où douceur, émotion se conjuguent en une poésie sublime. La pianiste et l’orchestre dialoguent avec justesse, usent de contrastes, se séparent, se fondent. Les phrasés savent s’alanguir ou s’emplir d’une joyeuse vivacité.

Débora Waldman © Lyohdo Kaneko

Débora Waldman © Lyohdo Kaneko

En rappel, la jeune pianiste offrira une ardente Danse du feu de De Falla dans son arrangement pour piano. Les frémissements des flammes et leurs éclats se transcrivent avec une impatiente élégance.
Après l’évocation ensorcelée, et un entracte, l’orchestre complété par des élèves de l’Institut d’enseignement supérieur de la musique-Europe et méditerranée (IESM), dessinait les variations implacables du destin par le biais de la Cinquième Symphonie de Tchaïkovski avec son thème cyclique revenant dans chacun des quatre mouvements, symbolisant la providence. Évitant les écueils de la lourdeur ou de la mièvrerie, Débora Waldman impulse avec une subtile précision des tempi qui mettent en valeur la puissance de l’orchestre mais aussi les parties solistes (magnifique cor solo de Mathilde Dannière, première femme à occuper ce poste dans un orchestre national en France). Les angoisses métaphysiques du compositeur hanté par la « fatum », qu’il décrivait comme « une épée de Damoclès qui reste suspendue au-dessus de notre tête » sont rendues sensibles dans les volutes tourmentées des partitions. Mais la lumière éclot en fin de compte : si l’œuvre débute par un mode mineur aux sombres reflets, elle s’achève par le mode majeur, esquissant la lumière derrière l’obscurité.
Un très grand moment !

Concert donné le 23 novembre au Grand Théâtre de Provence