Neuf pour façonner les étoiles !

Neuf pour façonner les étoiles !

Les contes résolvent la plupart des questions importantes, c’est bien connu. Le conte des étoiles donné en Lecture Plus par les neuf élèves comédiens de « La compagnie d’entraînement » du théâtre des Ateliers, promotion 2024-2025, apporte une réponse au mystère de l’apparition des étoiles, car il fut un temps où elles n’existaient pas, c’est du moins le postulat du conte touareg mis en scène ce jour-là. 

Cette première création par les comédiens apprentis de la troupe est une fabuleuse réussite sous la houlette bienveillante d’Alain Simon, directeur des lieux et maître d’œuvre de la Compagnie d’entraînement ! C’est une tradition, le dernier opus de Lecture Plus de l’année est confié à la compagnie. La gageure est d’importance : travailler pour un public adulte, soit, mais pour un public enfantin (à partir de cinq ans) est d’une exigence tout aussi haute et ne souffre aucune faille… un temps de recul, un minuscule flottement, un faux pas, un mot qui ne s’est pas posé sur la trame précise et fantasque de la narration et l’auditoire est perdu !

Théâtre des Ateliers/ Compagnie d'entraînement/ Lecture Plus/ Conte des étoiles © M.C.

Théâtre des Ateliers/ Compagnie d’entraînement/ Lecture Plus/ Conte des étoiles © M.C.

Ici, les jeunes artistes jouent tout, depuis le récit lui-même aux motivations de leur mise en scène, à l’accompagnement de la guitare posé avec délicatesse sur les mots, à la distribution des rôles (tout le monde souhaite jouer le personnage principal ou passer au pupitre de lecture !), au relais des costumes dont la simplicité est d’une éloquente efficacité : une écharpe enroulée autour de la tête qui passe de l’un à l’autre suffit à identifier tel ou tel personnage, un vieux drap bleu noué autour du cou se transforme en cape mue par le vent d’une course folle, un autre drap, blanc celui-là, tendu sur deux bouts de bois, sera après avoir été une tente plantée dans le désert, l’écran d’un jeu d’ombres qui suivra les personnages dans leur ascension d’une haute montagne et leur chute dans un ravin profond (pas mortelle, rassurez-vous, nous sommes dans un conte tout tendre !). Ça bouge, ça vit, avec une drôlerie délicieuse. Les voix se plient aux exigences des rôles, pointues pour les petits animaux, espièglement grave et brutale lorsqu’il s’agira de donner corps à un scorpion !

Quelle est l’histoire enfin ? Alors que la nuit sans étoiles (ah ! le costume de la nuit ! une merveille !) envahit le désert, la petite bergère Kahina de la tribu Kel Tamachek part malgré l’interdiction de ses frères à la recherche de son amie, la chevrette Itran qui n’est pas rentrée. Il faut dire que les frères de Kahina lui interdisent aussi de s’occuper du troupeau alors qu’elle adore le faire sous prétexte qu’elle est une fille et que les filles ne peuvent se livrer à une telle activité. Bien sûr, tout finira bien, la chevrette sera retrouvée, et la petite Kahina se verra confier le troupeau, elle est la seule à avoir su et pu le rassembler !

Théâtre des Ateliers/ Compagnie d'entraînement/ Lecture Plus/ Conte des étoiles © M.C.

Théâtre des Ateliers/ Compagnie d’entraînement/ Lecture Plus/ Conte des étoiles © M.C.

Ce côté « féministe » ne fait pas partie du conte original, qui parle d’un jeune berger et non d’une petite fille. Les comédiens ont adapté et enrichi l’histoire avec intelligence, lui accordant une dimension qui correspond aux thèmes d’aujourd’hui, remplissant pleinement par là leur rôle de passeurs et de lecteurs du monde.

Et les étoiles ?  Elles sont nées pour accompagner la bergère éperdue dans l’obscurité de la nuit et ont semé un chemin de lumière pour qu’elle retrouve sa chevrette puis son campement.
Il est dit que naquit aussi au lendemain de cette nuit le premier poème monté aux lèvres de la petite fille comme une célébration de la vie et du courage face aux inquiétudes qui s’étaient emparées de tous.
On ne peut résister au plaisir de nommer tous les artistes, Paul Alaux, Matthias Borgeaud,, Loup Cousteil-Prouvèze, Cléo Carèje, Noé Das Neves, Alice, Nédélec, Mathilde Stassard, Sann Vargoz et Katja Zlatevska. On les verra sans nul doute à l’affiche très bientôt !

Théâtre des Ateliers/ Compagnie d'entraînement/ Lecture Plus/ Conte des étoiles © M.C.

Théâtre des Ateliers/ Compagnie d’entraînement/ Lecture Plus/ Conte des étoiles © M.C.

Comme toute Lecture Plus qui se respecte, la fin débouche sur une conversation avec les enfants de l’assistance, le dévoilement de la fabrication des éléments du décor, du théâtre d’ombres, et sur un goûter attendu par tous. Une madeleine à savourer le jour-même pour s’en souvenir bien plus tard…

La dernière représentation du Conte des étoiles a eu lieu le 30 avril 2025 au Théâtre des Ateliers.

Suivre la courbe des mots

Suivre la courbe des mots

Alain Simon, directeur du théâtre des Ateliers, poursuit ses investigations autour de l’art théâtral et de ses relations avec d’autres formes artistiques qui se suffisent, elles aussi, à elles-mêmes. On a ainsi suivi ses explorations entre texte et danse que ce soit avec le danseur Leonardo Centi dans Un homme qui dort de Pérec (ici) ou avec Emmanuelle et Marie Simon et leur travail chorégraphique conçu « dans la perspective d’une création dans un théâtre avec un metteur en scène de théâtre », Comment se retourner ? (ici).

Par le biais de ce qu’Alain Simon a baptisé « lecture augmentée », c’est au tour de larges extraits du volume La vie est courbe de Jacques Rebotier de passer à la moulinette du troisième volet de Fêtons la littérature, manifestation initiée par Mon Montaigne et la chaîne de lecteurs autour de Bambi une vie dans la forêt de Felix Salten. « Il s’agissait de renouer avec les lectures coutumières de la Fête du livre aixoise, les Écritures croisées fondées par Annie Terrier. Ces moments nous manquent cruellement, et c’était un moyen de leur rendre hommage par des marathons ou semi-marathons de lecture », sourit Alain Simon.
Avec son complice, le musicien, vibraphoniste, compositeur et improvisateur, Alex Grillo qui intervient depuis trois ans dans la formation de la Compagnie d’Entraînement sur le thème de la poésie sonore et le son des mots, le comédien et metteur en scène s’attache ici à un phénomène de la littérature. Jacques Rebotier se présente lui-même sur son site « Rebotier.net », comme appartenant « à la folle famille de dislocateurs de mots, de sons et de cerveaux ».

Alain Simon et Alex Grillo/ Le dos de la langue (Poésie courbe)/ Théâtre des Ateliers © M.C.

Alain Simon et Alex Grillo/ Le dos de la langue (Poésie courbe)/ Théâtre des Ateliers © M.C.

En amont, Alex Grillo et Alain Simon ont partagé leurs réflexions en mails croisés (technique déjà brillamment utilisée dans Conversations à Bilbao, de Jean-Marie Broucaret et Alain Simon) dans l’amorce d’un peut-être futur ouvrage, Les SenSon(s), composés entre le 27 septembre et le 5 octobre 2023. Le sujet en est la relation à la diction, aux sons signifiants par leur agencement en mots ou simplement par leurs intonations, leur mise en espace par les corps.
Alex Grillo se plaît à disséquer les sons émis, leurs émissions, palatales, dentales, labiales, dont la matière première est vite occultée au profit de leur signification : « ils finissent par glisser du son au sens et se faire oublier en tant qu’entités ».
Alain Simon replace les éléments de l’élocution dans une perspective historique, évoque les enregistrements de Sarah Bernard dont les intonations ne sont plus de mise aujourd’hui, mais insiste aussi sur tout ce qui accompagne la parole : « c’est vrai que dans la parole, le sens est apparemment l’enjeu ! Pourtant tout compte, le grain de la voix, la diction, les signes du fonctionnement de l’instrument, le corps ! (…) Grotowski dans son livre Vers un théâtre pauvre, écrit : « l’orateur parle, il parle, il parle, il tousse, ouf ! il vit ! » Les sémiologues dans le travail vocal d’un comédien distinguent le locutoire et le perlocutoire. Si l’auditeur n’a pas conscience de cette dimension qui semble autonome du sens ; c’est qu’elle influence à son insu la perception. »
Pour Alex Grillo, « si nous utilisons les mots comme un matériau sonore, il faudra essayer, bien que je sache que c’est une quasi-mission impossible, de leur retirer tout le locutoire pour ne garder que le chant des phonèmes ». Alain Simon souligne alors le paradoxe du résultat inversé pour l’auditeur lorsque le comédien met « trop » le ton : « si l’acteur (..) mâche le travail du spectateur, il l’empêche de construire un sens plus personnel, il rend passif ».

Ceci étant posé, les deux complices offrent une lecture à deux voix de ce qu’ils nomment « Le dos de la langue (Poésie courbe) de Jacques Rebotier ». La lecture tient alors de la performance poétique. Les voix des deux comédiens trouvent un unisson, esquissent d’infimes décalages, se font écho, dessinent une forme de chanson « en canon ». Les espaces créés ainsi entre les sons identiques semblent matérialiser l’espace qui sépare les deux lecteurs debout, face à leur pupitre. Combien de temps un mot met pour atteindre l’autre ? Cette distance se fait linguistique, l’un énonçant en français, l’autre en italien en un effet stéréophonique qui joue sur la musicalité des deux langues. Le sens du texte s’en trouve multiplié, les sonorités apportant leur propre puissance d’émotion et de signification.

Alain Simon et Alex Grillo/ Le dos de la langue (Poésie courbe)/ Théâtre des Ateliers © M.C.

Alain Simon et Alex Grillo/ Le dos de la langue (Poésie courbe)/ Théâtre des Ateliers © M.C.

Les mots se posent sur une véritable partition qui se plaît à les réduire parfois en simples fragments dont l’agencement ne prend sens que par les intonations et les modulations de ceux qui les profèrent. La langue s’éloigne alors de toute construction, s’efface derrière les syllabes désorganisées, et pourtant orchestre un tissage qui nous parle, nous fait sourire, nous embarque dans sa musicalité. Les sons articulés deviennent notes sur une portée et prennent une fonction mélodique, bousculée, discordante, harmonieuse, se pliant aux intentions des « comédiens-musiciens ».
Les mots de Jacques Rebotier ne sont pas « hors-sol » mais s’ancrent puissamment dans le réel, que ce soit dans leur fantaisie érotique, leur diatribe politique, dans leur « écriture carrée » qui sait si bien jouer avec les strates de sens d’un vocabulaire polysémique. « La musique adoucit les sens/ La musique marchande le sable » tandis que « l’écrivain, bête à plume » dialogue avec le « peintre, bête à poils ». Pour un poète et musicien qui « très tôt (a manifesté une) aptitude à l’inexistence » adepte de la « néganthropie » et qui « vise l’anti-moi », quelle personnalité !
Le spectacle concocté par Alain Simon et Alex Grillo est une petite merveille, inclassable, amoureuse des mots, des sons, des rythmes, des fantastiques métamorphoses des textes et de leurs infinies capacités musicales.

Spectacle vu au Théâtre des Ateliers le 25 avril 2025

Alex Grillo/ Le dos de la langue (Poésie courbe)/ Théâtre des Ateliers © M.C.

Alex Grillo/ Le dos de la langue (Poésie courbe)/ Théâtre des Ateliers © M.C.

Et boum, voilà un boeuf!

Et boum, voilà un boeuf!

Quelle heureuse idée de reprendre le spectacle concocté en 2018 et créé en 2019, Boum mon bœuf ! On était séduits alors par la fraîcheur du jeu, l’inventivité du scénario, l’ingéniosité des enchaînements, des costumes, des décors, la beauté des musiques et de leurs interprétations.
Claire Luzi, mandoline, chant, conteuse et Cristiano Nascimento, guitare à sept cordes, trombone, percussions, jouent tous les rôles, occupent avec vivacité l’espace scénique, établissent d’emblée une complicité joyeuse avec le public quel que soit son âge. Il ne faut pas croire que cet opus soit destiné seulement aux enfants à partir de cinq ans, chacun y trouve son miel, son niveau de lecture : toutes les strates se mêlent et offrent à tous, par un langage commun, une multitude de signification, jonglant entre l’érudition savante et le « populaire », à l’instar du « Choro », forme musicale défendue par les fondateurs de La Roda, avec en point d’orgue le fantastique Festival international de Choro dont ils ont produit la deuxième édition cette année.

« Je ne comprends pas pourquoi, je ne comprends pas comment, un bœuf est sur le toit, sur le toit de ma maison ».
Après un dialogue « à table » où claquement d’un gobelet en plastique, de mains ou de bras, ont instauré une pulsation première, espiègle et bigrement complexe, les deux complices se livrent à une évocation du bœuf de celui, enchanté, d’un conte du Brésil, au célèbre «Bœuf sur le toit » où les musiciens allaient «faire le bœuf », c’est-à-dire, jouer ensemble après leurs concerts respectifs, juste pour le plaisir de se retrouver et de partager leurs musiques.
En trait d’union, il y a un compositeur, Darius Milhaud, représenté sur scène par une valise d’où sortiront des mots et des sons.

Festival international de Choro d'Aix/ Boum mon Boeuf! © M.C.

Festival international de Choro d’Aix/ Boum mon Boeuf! © M.C.

En effet le compositeur qui a passé son enfance à Aix-en-Provence n’avait pas été mobilisé lors de la Première Guerre mondiale en raison de problèmes de santé et il accepta avec joie en 1917 la proposition de Paul Claudel qui, nommé ministre plénipotentiaire au Brésil, lui demanda d’y être son secrétaire. Les deux artistes se connaissaient, Darius Milhaud avait mis en musique certains textes du poète et avait composé des musiques de scène sur la trilogie Orestie d’Eschyle traduite par Claudel. La découverte de la musique brésilienne marqua profondément le compositeur. On en perçoit l’empreinte dans le ballet L’Homme et son désir, Le Bœuf sur le toit ou la série de danses Saudades do Brasil.

Au Brésil, il y a deux légendes autour du bœuf, celle du « Bœuf Souverain » qui sauva un enfant et celle, tragique du bœuf sacrifié pour satisfaire les envies d’une femme enceinte. Elle et son époux, risquent la mort pour avoir tué le plus beau bœuf du troupeau de leur maître, mais l’animal ressuscite et tout finit en chansons. En ce qui concerne Darius Milhaud, émerveillé par la découverte des rythmes du Brésil, la maxixe, le tango brésilien, la samba, se passionna pour une chanson à la mode à l’époque, O Boi no Telhado, dont la traduction est Le bœuf sur le toit ! Titre dont s’empara le propriétaire d’un cabaret parisien où les musiciens se donnaient rendez-vous… scellant l’acte de naissance de la curieuse expression « faire le bœuf ».

Festival international de Choro d'Aix/ Boum mon Boeuf! © M.C.

Festival international de Choro d’Aix/ Boum mon Boeuf! © M.C.

Les époques se catapultent, les histoires entrecroisent leurs fils, une samba de carnaval, un écho de O Boi no Telhado, la joie d’un choro… des costumes resplendissants de l’esprit de la fête… les deux musiciens-comédiens-mimes sont les reflets des bonheurs de la foule, des moments heureux intimes, virtuoses sans en avoir l’air dans le jeu de la mandoline, de la guitare à sept cordes, du trombone, du pandeiro, du triangle, du mélodica, (de quel instrument ne savent-ils pas jouer ?).

La voix fraîche de Claire Luzi se glisse avec intelligence et humour dans les mélodies simples en apparence, mais aux subtils décalages et aux variations délicates. On rit, on sourit, on se prend à rêver, à s’embarquer dans la magie opérante de ce spectacle fou qui a pris le temps de mûrir, de se resserrer, a gagné en densité et en poésie. Le souffle qui anime l’ensemble ne se perd jamais.
Un petit bijou que l’on peut savourer à son aise grâce au livre-disque « C’est l’heure du bœuf », dont le récit est écrit par Dominique Dreyfus et illustré par Sylvain Barré (InOuïe distribution).

Festival international de Choro d'Aix/ Boum mon Boeuf! © M.C.

Festival international de Choro d’Aix/ Boum mon Boeuf! © M.C.

On repart avec la nostalgie des rodas, ces sortes de « rondes » informelles où les musiciens de toutes générations jouent, créent, arrangent, une musique vivante emplie d’histoires et de mythes, les inspirant autant qu’elle s’en nourrit.

Le concert a été donné le 17 avril à la Manufacture dans le cadre du deuxième Festival international de Choro d’Aix.

 

Festival international de Choro d'Aix/ Boum mon Boeuf! © M.C.

Tombé dans le Choro !

Tombé dans le Choro !

La deuxième édition du Festival international de Choro d’Aix-en-Provence réunissait des musiciens d’exception, certains venus depuis le Brésil pour cette formidable fête musicale concoctée par l’association La Roda et ses deux infatigables fondateurs et subtils musiciens, Claire Luzi et Cristiano Nascimento.
 Parmi les invités, Abel Luiz, joueur de cavaquinho, mandoline, violão tenor, se prêtait au jeu du concert-conférence, décrivant sa démarche totalement liée à son histoire personnelle. Enfant, il suivait son grand-père, « Seu Luis » dans les Rodas de Choro qui fleurissaient un peu partout dans les immenses banlieues de Rio de Janeiro.
Cristiano Nascimento, lors de la présentation de cet immense musicien sourit : « depuis des années, nous chantons et interprétons ses chansons. Le recevoir aujourd’hui revêt un sens particulier dans notre propre parcours. C’est une rencontre éblouie ! » 

Ce dernier évoque alors quarante ans de la relation entre le choro et les gens de la ville de Rio de Janeiro. « Il est possible de parler «histoire de la musique », explique Abel Luiz, traduit au fil des mots par Jean-José Mesguen, mais, la plupart du temps, on ne parle que de l’industrie musicale et il ne s’agit pas de cela maintenant. » Il pose le cadre de son propos : si dans les années soixante, on s’est mis à écouter la Bossa Nova, puis dans les années soixante-dix, le rock, il serait réducteur et faux de penser qu’il n’y a pas eu d’autre type de musique. À côté des formes qui ont inondé les radios et les télévisions, à grand renfort d’articles destinés au grand public et ont connu de flamboyantes carrières « commerciales », ont été occultées des pratiques qui ont toujours existé.  « Ici, nous allons parler des musiques qui se jouent chez les gens, dans les rues sur les places » insiste le musicien.

Festival international de Choro d'Aix/ Concert-conférence Abel Luiz © M.C.

Festival international de Choro d’Aix/ Concert-conférence Abel Luiz © M.C.

Ces musiques vivantes, éloignées des circuits commerciaux et donc des audimats, ont pourtant drainé pléthore de très grands interprètes et compositeurs.
« Pour ma part, j’ai connu la musique chez moi avec mon grand-père qui menait de front trois ou quatre boulots comme ses copains et qui faisait aussi de la musique. » Le moindre moment de liberté de ces vies laborieuses (multiplier les métiers permettait juste de s’en sortir !) était consacré à la musique, une musique « qui se partage », c’est sa caractéristique essentielle. Le choro émerge au Brésil à Rio de Janeiro au XIXème siècle et fleurit jusque dans les années 2005 à peu près. Il s’agit d’une musique urbaine, des banlieues de la ville, jouée par les personnes qui viennent de tout le Brésil. La légende voudrait que la première roda de choro ait été fondée par trois frères émigrés à Rio dans leur cour ou leur jardin, qui, ce qui est sûr, donnait sur la rue.

Les gens s’approchaient pour écouter, demandaient s’ils pouvaient jouer aussi avec eux … guitare, cavaquinho, mandoline ont été enrichis par l’apport des flûtes traversières, des clarinettes, trombones ou saxophones. Les gens allaient ainsi se voir les uns chez les autres pour le plaisir de jouer ensemble. Ils se retrouvaient aussi sur les places, à la fin du marché, les prix sont moins élevés à ce moment-là… Pas de partitions, rares sont ceux qui savent « lire », tout est « à l’oreille ». On écoute, puis, à l’invitation des plus anciens, on se lance, on « révise » chez l’un ou l’autre, puis on rejoint le cercle des musiciens. Certains sont de véritables bibliothèques vivantes, des conservatoires de musique à eux tout seuls.

Festival international de Choro d'Aix/ Concert-conférence Abel Luiz © M.C.

Festival international de Choro d’Aix/ Concert-conférence Abel Luiz © M.C.

Chaque roda avait son propre répertoire ses interprétations, ses compositions. « On avait quatre dimanches pour connaître la première partie d’un choro et comme la plupart des compositions sont bâties sur trois mouvements, il fallait trois mois pour en apprendre un en entier », raconte Abel Luiz, « il s’agissait de faire de la musique et de construire des relations autour de la musique. On va à la roda quel que soit le temps. La roda est un fantastique lieu d’apprentissage.»
Entrer dans la roda constitue un véritable engagement. S’y élabore un système de connaissance très complet, et se tisse une réelle culture où chacun cherche l’excellence, non par volonté de concourir à qui sera le plus virtuose, mais dans une quête permanente d’un dépassement perpétuel de soi. Il y a le désir de suivre ceux qui ont laissé une trace.

 La roda, une manière de vivre

La vraie roda n’est pas un évènement, un spectacle auquel on se rend comme on peut le faire lorsque l’on va assister à une représentation, c’est une vraie manière de vivre. D’abord, on écoute, on se demande si on va pouvoir être à la hauteur pour jouer, et comment on va jouer. « Je me suis assis, dit Abel Luiz, je ne savais que faire. Par chance, mon grand-père jouait de la guitare et je pouvais répéter avec lui tous les jours. »

Il ne faut pas oublier l’infinie variété des genres qui se retrouvent dans la choro, les musiques venues d’Europe, polka, scottish, mazurka, quadrille (…) mais aussi celles apportées par les musiciens émigrés des autres régions du Brésil et celles, plus anciennes qui ont traversé l’Atlantique avec les esclaves arrachés à leur Afrique natale. Le choro est une manière d’interpréter toutes ces musiques et elles en deviennent quelque chose de neuf. Il y a un récit de l’adaptation des gens au son de la ville. La puissance d’adaptation du choro est telle que chaque région du Brésil a désormais son propre choro !

Festival international de Choro d'Aix/ Concert-conférence Abel Luiz © M.C.

Festival international de Choro d’Aix/ Concert-conférence Abel Luiz © M.C.

Il est à noter que peu d’enregistrements sont effectués. Les meilleurs musiciens préfèrent aux concerts les cérémonies de mariage où ils vont jouer parfois huit heures d’affilée, interprétant à la demande (souvent assortie d’un billet glissé dans le corps de l’instrument) les morceaux réclamés par les membres du public.
« Nous sommes des artisans » reprend Abel Luiz et toutes les fêtes, tous les moments de la vie sont assortis de musique. Lorsque les interprètes sont trop vieux pour se déplacer, alors les musiciens de leur roda vont chez eux sous n’importe quel prétexte et perpétuent les rencontres. Cette façon de vivre la musique abolit les hiérarchies, les âges. On apprend de l’autre, on perpétue, on enrichit, on crée. Les relations dans la roda sont « horizontales » et c’est pour cela qu’elle est l’expression vive d’un peuple.
La musique du choro qui a donné naissance à toutes celles que l’on peut entendre aujourd’hui au Brésil ne s’est pas éteinte en s’inscrivant dans une sorte de vision linéaire de l’histoire, mais poursuit son évolution propre. Elle réussit le tour de force d’être à la fois savante et populaire, virtuose et accessible à tous.
Les pièces jouées en intermèdes par Abel Luiz au cavaquinho accompagné de Cristiano Nascimento à la guitare à sept cordes en furent une éloquente démonstration qui s’enrichit de la venue du pandeiriste Ikaro Kai Mello qui ouvrit « le cercle ».

Concert conférence donné à la Manufacture le 16 avril 2025 dans le cadre du Festival International de Choro d’Aix.

Un festival dans les étoiles

Un festival dans les étoiles

Dans ses derniers éclats, le Festival de Pâques 2025 proposait un concert exceptionnel qui suivait une architecture d’une cohérence et d’une justesse rare. Au programme, le magnifique pianiste Lucas Debargue rencontrait l’Orquestra Simfònica de Barcelona sous la houlette de son chef Ludovic Morlot. Si l’on excepte le Concerto pour piano et orchestre en fa majeur de Gershwin, les autres œuvres avaient en point commun d’être des transcriptions pour orchestre, que ce soit Alborada del gracioso (Aubade du Bouffon), la quatrième pièce des Miroirs pour piano de Maurice Ravel (1905) dont le compositeur fit l’orchestration en 1919, la création du compositeur Hèctor Parra à la demande de l’OBC dans la lignée de son ensemble Constellations de Miró, ou Tableaux d’une exposition de Modeste Moussorgski orchestré par Ravel. Était ainsi rendu hommage au compositeur né au Pays basque, à Ciboure, il y a cent-cinquante ans.

En ouverture, l’Orquestra Simfònica de Barcelona abordait son Alborada del gracioso qui correspond à un chant espagnol du matin (l’aubade était destinée à être chantée sous les fenêtres de quelqu’un, vous imaginez qui vous voulez, mais en général une personne qui vous est très chère). Son caractère amoureux convoquerait les Pierrots et les Colombines, cependant « del gracioso » n’est pas malgré les apparences un être « gracieux », mais un homme d’âge mûr peu aimable cherchant, en vain, à conquérir le cœur d’une jeune femme. La guitare, reine de ce type d’exercice, est évoquée par l’introduction staccato de la pièce. En sept minutes l’orchestre dont toutes les ressources sont exploitées dans la transcription ravélienne, fait la démonstration de sa virtuosité, équilibre des pupitres, clarté des thèmes, époustouflants solistes…

Orquestra Simfònica de Barcelona. Ludovic Morlot, direction. Lucas Debargue, piano. Grand Théâtre de Provence. 26/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Orquestra Simfònica de Barcelona. Ludovic Morlot, direction. Lucas Debargue, piano. Grand Théâtre de Provence. 26/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Après la danse effrénée qui suit le motif initial porté par le hautbois puis le cor anglais et la clarinette, le basson esquisse une « tendre plainte » censée représenter le bouffon en butte aux moqueries de son aimée envers sa grotesque sérénade. Le tout se conclut en une agitation joyeuse au son des castagnettes et du xylophone qui colorent la pièce de fragrances d’Espagne.  

Cent deux touches pour rêver !


C’est sur son piano, désormais fétiche, l’Opus 102, déjà surnommé la « Bugatti Royale » des pianos, de Paulello que Lucas Debargue interprétait le Concerto pour piano et orchestre en fa majeur de George Gershwin. Le pianiste présentait l’instrument avant son bis, l’une de ses improvisations lumineuses autour de Summertime (extrait de Porgy and Bess de Gershwin) : exemplaire unique à ce jour du célèbre facteur de piano français qui cherche toujours à améliorer, peaufiner, retravailler sur les mécaniques et la structure du piano, fabriquant ses propres cordes, ne les croisant plus comme c’est d’usage dans les Steinway par exemple, et offrant avec son Opus 102 de trois mètres de long (cent-deux touches au lieu des quatre-vingt-huit traditionnelles, neuf touches supplémentaires pour les basses et cinq pour les aigus) la capacité de sonorités d’une pureté absolue quelle que soit leur provenance, dans le bas medium, les basses, les aigus.

La clarté est parfaite et laisse percevoir aux auditeurs toutes les articulations du discours, leur accordant un bel effet de perspective et de profondeur. Lucas Debargue en est un ambassadeur convaincu et a enregistré sous le label Sony Classical un CD consacré à l’intégrale des pièces pour piano seul de Fauré (sorti le 22 mars 2024).
 Quoi qu’il en soit, son interprétation vive de l’œuvre de Gershwin séduit son auditoire. Chose curieuse, ce concerto, à l’instar de l’instrument qui le servait ce jour-là, fait partie d’un ensemble «expérimental » qui ouvrait à son compositeur un cheminement vers la musique « sérieuse ». Gershwin disait à propos de son Concerto en fa ainsi que de sa Rhapsody in blue et son Blue Monday Opera qu’il s’agissait « d’expériences, de travaux de laboratoire en matière de musique américaine ».

Orquestra Simfònica de Barcelona. Ludovic Morlot, direction. Lucas Debargue, piano. Grand Théâtre de Provence. 26/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Orquestra Simfònica de Barcelona. Ludovic Morlot, direction. Lucas Debargue, piano. Grand Théâtre de Provence. 26/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Le Concerto en fa, lui, fut commandé par le chef d’orchestre et compositeur Walter Damrosch qui venait d’assister à la création de Rhapsody in blue sous la direction de Paul Whiteman. Il créa l’œuvre avec le New York Symphony Orchestra qu’il dirigeait (il fera de même pour An American in Paris). 
La complicité entre Ludovic Morlot et son orchestre, la finesse de Lucas Debargue se conjuguent alors pour une lecture nuancée, colorée, dont le classicisme flirte avec le jazz. La dynamique instaurée d’emblée par l’orchestre catalan rend l’exécution de l’œuvre naturelle et élégante.

Lorsque la peinture et la musique se rencontrent


La deuxième partie de la soirée trouvait une unité dans la facture des pièces jouées : toutes deux sont inspirées de tableaux. 
Venait en premier lieu présenter son œuvre, commande de l’OBC, Deux constellations pour orchestre d’après Joan Miró, Hèctor Parra (né en 1976) pour sa création française.

D’abord écrites pour piano et un récitant, elles trouvent une nouvelle ampleur dans leur version orchestrale.
L’artiste rappelle combien le cheminement artistique de Joan Miró est inspirant. Ses 23 constellations peintes entre janvier 1940 et septembre 1941 sont un « modèle de ténacité» : l’agencement des formes et des couleurs qui se retrouvent dans les courtes compositions (environ trois et quatre minutes) résonnent comme un manifeste. Les couleurs subsistent malgré la barbarie et la vainquent. On est convié à un voyage intérieur qui jongle entre les sonorités de l’orchestre, use des percussions avec une subtile intelligence.

Orquestra Simfònica de Barcelona. Ludovic Morlot, direction. Lucas Debargue, piano. Grand Théâtre de Provence. 26/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Orquestra Simfònica de Barcelona. Ludovic Morlot, direction. Lucas Debargue, piano. Grand Théâtre de Provence. 26/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Le désordre initial se fond dans les vibrations de la flûte (exceptionnelle Mireia Farré) et la chaleur des violons qui semblent sceller une réconciliation du monde dans le premier chapitre, « Femmes au bord du lac à la surface irisée par le passage d’un cygne (constellation XVIII) », puis les percussions, marimbas en tête semblent constituer la colonne vertébrale du second passage, « L’oiseau migrateur (constellation XIX) », frémissantes, pailletées, soulignées par le trait sombre du tuba : deux tableautins ciselés et délicatement équilibrés. 
Enfin, on revenait à la fantastique orchestration de Ravel (l’une des rares à savoir faire oublier le piano originel) des Tableaux d’une exposition de Modeste Moussorgski. Et l’on se laisse emporter avec délices dans le parcours du musicien et ses « Promenades » où l’on croise des lieux sublimes, ou pétillants de vie, comme le marché de Limoges, (tant pis pour les Catacombes romaines !), les contes de Baba Yaga et sa cabane sur des pattes de poule, tandis que des poussins dansent dans leurs coques et que la Grande porte de Kiev s’ouvre en majesté, beauté à laquelle on aimerait qu’elle soit toujours attachée aujourd’hui. Les musiques n’ont pas besoin de forcer le trait pour être signifiantes.
En bis, le concert revient à Gershwin avec un extrait de Shall we dance, Promenade Walking the dog. (Promenade en référence à Moussorgski ?). La séquence évoque la promenade des chiens sur le pont d’un paquebot de luxe, façon de faire se rencontrer le fabuleux couple Fred Astaire/ Ginger Rogers.

Concert donné le 20 avril 2025 au Grand Théâtre de Provence dans le cadre du Festival de Pâques qui a compté encore davantage de spectateurs cette édition avec plus de 30 000 personnes que les années précédentes.