Autour de la Pentecôte, le rendez-vous rituel du Chantier, cet atypique et indispensable centre de création des Musiques du monde, Le Festival des Printemps du monde, trouve de nouvelles manières d’exister malgré la dureté des temps. Bien sûr, le « noyau central » reste à Correns, se partageant les lieux emblématiques du village, Fort Gibron, église, salle de la Fraternelle, scène sous les arbres… Mais il essaime désormais sur la région, hante Cotignac, Brignoles, Saint-Maximin, Châteauvert, Draguignan, initie des master classes, ouvre ses portes à des scènes ouvertes au cours desquelles se produisent des groupes amateurs dirigés par des artistes dont nombre de créations ont vu le jour au Chantier. Frank Tenaille, infatigable directeur artistique du Chantier, présente chaque concert en resituant les différents types musicaux dans le temps et la géographie, avec une érudition époustouflante qui a le talent de rendre familières des approches nouvelles de l’univers musical. Les pays deviennent alors des points d’ancrage à la dimension de la planète. On passe d’un continent à l’autre, on est convié à explorer les formes musicales les plus incroyables avec délectation.

Des vertus de l’oblique

Ainsi, dans l’étroite cour intérieure de Fort Gibron, au sommet du village, on pouvait écouter Isabelle Courroy dans un concert exceptionnel baptisé La brebis noire. L’artiste en expliquait le titre : « je joue la flûte kaval, instrument qui, traditionnellement n’est pas destiné aux femmes. Aussi, dans le monde des instrumentistes de la flûte kaval, je me sens à part, comme une « brebis noire ». D’autre part, face aux géométries verticales et horizontales, -la flûte à bec est verticale, la flûte traversière horizontale-, la flûte kaval est oblique. Je me sens oblique avec des milliards d’angles possibles, et j’aime m’inscrire dans cette idée-là, d’une infinie liberté ».

Plus tard, elle livrera la traduction du terme « kaval », tout simplement « flûte » en turc, mais aussi, et cela rend le mot tellement poétique, « promesse » en persan et « la parole » en arabe. « La brebis noire » est aussi un hommage à l’un des thèmes emblématiques des bergers d’Anatolie, « Kara Koyun » (mouton ou brebis noir(e) en turc), joué avec la technique de la respiration circulaire. Quarante ans de recherche, sur la relation entre l’instrument et les mythes cosmogoniques, leur facture, permettent à l’artiste de lancer le « pari un peu fou » d’aborder le concert « sans préparation préalable, dans une improvisation totale en symbiose avec les martinets et le vent». 
Le concert en lui-même était empreint d’une puissance évocatrice rare, en harmonie avec les éléments.
Dédié à l’improvisation, le spectacle obéissait à l’humeur du moment, à l’écoute des auditeurs, aux chants des oiseaux qui traversaient parfois l’espace scénique, presque à frôler l’artiste, aux effluves irréguliers du vent, aux fragrances de la lumière, aux frémissements de l’ombre.

Isabelle Courroy / Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

Isabelle Courroy / Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

Le travail sur la texture des instruments, le passage du souffle dans les tubes de bois d’essences diverses (arbres fruitiers, roseaux…), les variations d’intensité, la force percussive de l’air, les mélodies dont chaque note semble condenser tout un univers, transportent dans le fil d’une poésie qui s’accorde aux lieux, les peuplant d’une magie nouvelle qui sait épouser jusqu’aux frontières du silence.

Répétitions incantatoires, chant mimétique de celui des oiseaux, les notes dansent, se moquent des vrombissements d’un avion de passage, renouent avec la lumière habitée des pierres…
« Le berger a tout son temps, sourit Isabelle Courroy, son instrument est né de la végétation qui l’entoure, si bien qu’on ne sait pas si c’est le berger qui maîtrise le sauvage ou l’inverse !
Le langage du kaval permet de communiquer avec les animaux, de les retrouver, abolissant la frontière entre les mondes ».
Toutes les techniques sont convoquées, du simple souffle à celui de la diphonie, en passant par toutes les variations possibles. L’artiste dévoile les secrets de ces flûtes, époustouflant son public en jouant un court morceau avec un simple programme roulé sur lui-même !

Isabelle Courroy/ Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

Isabelle Courroy/ Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

En bis elle s’empare d’un instrument totalement improbable (sans doute conçu pour une création avec le compositeur contemporain Zad Moultaka), un assemblage de trois tuyaux de plastique transparent, avec lesquels s’établit une respiration étonnante qui dessine des rythmes complexes avant de se former en un étrange récitatif puis en chant aux volutes déliées.

Pouce, piano !!!

« Il est le fils du grand mathématicien, récipiendaire de la médaille Fields en 1966, Alexandre Grothendieck, que j’ai eu le privilège de connaître, affirme lors de sa présentation Frank Tenaille. » Alexandre Grothendieck, surnommé Alex, se défend bien de toute accointance avec les mathématiques de son père. Sa voie à lui est celle de la recherche autour d’un instrument dont l’histoire remonte à plus de 3000 ans sur la côte ouest africaine.

Facteur et interprète de Kalimba, ce petit instrument de musique de la famille des percussions, il en montre toutes les capacités à un public qu’il fera chanter parfois à plusieurs voix sur des airs traditionnels. Il reviendra sur la facture du « piano à pouce » qui se nomme aussi Mbira, Sanza, Likembé, ou encore « piano à doigts ». Partageant un savoir mûri durant plus de vingt ans, exercé dans son atelier du Ventoux, mais aussi nourri de rencontres avec les plus grands spécialistes de cet instrument, il en détaille les sonorités qui dépendent de sa taille mais aussi du type de bois utilisé, uniquement des bois massifs, tilleul, merisier, noyer, hêtre ou acajou, pour la table, ébène pour le chevalet avant, chêne pour le chevalet arrière, sans compter l’amarante et le buis pour les prototypes. L’âge n’empêche pas une recréation permanente ! aux bois s’allient les métaux, cuivre, acier plein, laiton, lames d’acier…

Alexandre Grothendieck/ Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

Alexandre Grothendieck/ Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

Kalimbas d'Alexandre Grothendieck: Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

Kalimbas d’Alexandre Grothendieck: Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

Ces lamellophones ont eu (et la conservent dans certaines circonstances) une fonction sacrée et thérapeutique, mais la musique contemporaine, le jazz, l’électro, s’en sont emparé en le sonorisant.
Il y a quelque chose d’émouvant dans l’écoute de ces instruments (le musicien en présenta toute une panoplie de diverses formes et tailles) où le bois et le métal s’accordent, dans des chants des origines du monde alors qu’une entente existait encore entre les êtres humains et leur milieu. Le voyage nous emportait au Sénégal, en Côte d’Ivoire, au Congo, au Cameroun, utilisant les langues vernaculaires, Lingala, Wolof, Bambara… soulignant l’artificialité des frontières coloniales qui ne tenaient absolument pas compte des peuples et taillaient l’espace à l’aune de l’appétit des vainqueurs.

Départ pour le Brésil

La scène ouverte au théâtre de verdure accueillait le chœur amateur de La Roda, dirigé par la mandoliniste, parolière et compositrice Claire Luzi.

Des histoires de bateau et d’amours, des chansons d’Abel Luiz, le bonheur du partage du choro, un zeste de samba, l’invitation sur le plateau de Cristiano Nascimento et sa guitare à sept cordes et de Dominique Olivier-Libanio à la flûte traversière, un chant superbement en place, des voix justes, tout se conjugue en un plaisir communicatif qui enthousiasme le public.
L’ensemble amateur, initié tout au long de l’année aux chants traditionnels, percussions instrumentales et corporelles sert avec talent le répertoire que les artistes de La Roda affectionnent et transmettent avec une humanité à la hauteur de leurs immenses qualités d’interprètes. 

Ensemble de La Roda/ Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

Ensemble de La Roda/ Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

La même qualité de travail se retrouve le soir avec la classe de 4ème CHAM du Collège Lei Garrus de Saint-Maximin-la-Sainte-Baume sous la houlette de leur professeur de musique Jérôme Bisotto et de Simon Bolzinger qui a animé avec eux un cycle d’ateliers de composition, le tout en relation avec les professeurs de conservatoire de l’ensemble.

Les élèves dansent, sont en rythme, osent de très jolis solos, mêlent couleurs instrumentales et fils mélodiques. C’est superbe ! Le Salsa Jazz Quintet de Simon Bolzinger s’ajoute à la fin de la performance, transition joyeuse pour son propre concert. Les complices que sont Simon Bolzinger (piano et direction), Maura Isabel Garcia Bravo (chant), Willy Quiko (contrebasse, basse), Yoandy San Martin (percussions), Luca Scalambrino (batterie), s’en donnent à cœur joie sur scène, invitant le public à la danse, mariant les accords du jazz à ceux de la salsa avec une énergie vivifiante.

Fabrique à musique - Collège Lei Garrus - Simon Bolzinger - Photo © Zoé Lemonnier

Fabrique à musique – Collège Lei Garrus – Simon Bolzinger – Photo © Zoé Lemonnier

Le festival de Correns c’est aussi un art de la fête, porté ici à son pinacle.

Concerts donnés le 7 juin 2025 lors des Printemps du monde à Correns.