Le Rendez-Vous de Charlie, clin d’œil d’automne à l’exubérance de l’été, offrait deux soirées denses les 7 et 8 novembre à la salle Guy Obino de Vitrolles. Quatre formations se partageaient l’affiche, présentant chacune leur dernier ou premier opus. On entendit ainsi Ashes to gold d’Avishai Cohen, Radio Paradise du Yaron Herman Quartet, Amb de Sėlēnę (groupe lauréat Jazz Migration 2024), Collab de Gonzalo Rubalcaba et Hamilton de Holanda. Programmation de haute volée grâce au directeur de Charlie Free, Aurélien Pitavy secondé par une équipe qui semble capable de se démultiplier à l’infini, Aurélie Berbigier et Loïc Codou, ainsi qu’une phalange de bénévoles passionnés !
Deux quartets et un batteur !
La salle Guy Obino comble accueillait d’abord le Quartet du trompettiste et flûtiste Avishai Cohen et son nouvel opus, Ashes to Gold. Comment continuer à créer, à réfléchir la musique après le 7 octobre 2023 et ses terribles conséquences ? Lorsque l’horreur se perpétue au long des mois et des années, que signifient quelques notes de musique ?
Et pourtant, l’art prend alors une valeur de résistance essentielle, affirmant l’humain face à ce qui nous déshumanise. « Nous sommes en guerre, disait le musicien, et il n’y aura pas de vainqueur ». Son Ashes to Gold (« des cendres à l’or ») est d’une puissance rare, nous racontant le chagrin, l’effroi, la douleur mais aussi les valeurs de l’humanité.
« Mon disque, expliqua-t-il au public, est pour la paix, contre la guerre, pour la compassion, l’amour, l’espoir ». L’œuvre, jouée d’un seul tenant, est sculptée avec finesse par le piano de Yonathan Avishai, la batterie de Ziv Ravitz et la contrebasse de Barak Mori. La musique se déploie, évidente, moirée, lyrique, rejoint parfois l’art de la pastorale avec la flûte traversière pour laquelle Avishai Cohen délaisse, le temps d’une respiration, les sons veloutés de la trompette. Par le biais de l’art, les cendres se réparent, renouent avec les formes oubliées et se transmuent en beauté. L’image du titre, Ashes to Gold, se réfère à l’art japonais du kintsugi qui répare les fragments brisés de la céramique avec de l’or. Alchimie de l’espoir en lutte face aux ombres…
Avishai Cohen quartet © X-D.R.
Une mélancolie existentielle se dessine dans cet univers musical dense où l’auditeur se love. En bis, le quartet reprenait deux pièces de son CD Naked Truth, l’Adagio assai du Concerto pour piano en sol majeur de Maurice Ravel (le trompettiste rappelait à quel point il aime cette œuvre, dans la version de Martha Argerich, où l’on retrouve Mozart, Saint-Saëns, du jazz, des thèmes des musiques populaires basques, des spirituals), et The Seventh, composé par sa fille encore adolescente, Amalia. Un hymne à la paix…
Le pianiste Yaron Herman venait lui aussi en quartet avec à ses côtés, le saxophoniste Francesco Geminiani, le contrebassiste Damien Varaillon et le batteur Ziv Ravitz, qui accomplissait la performance de deux concerts à la file, ayant accompagné en première partie la musique inspirée d’Avishai Cohen ! Ses complices le taquinaient un peu en le présentant comme le seul à réunir deux cachets pour la soirée !
Les neuf compositions originales de Radio Paradise, dernier CD du pianiste qui avait enchanté la scène de la salle Guy Obino en 2023 dans le parcours solo d’Alma (paru en 2022 chez Naïve), ouvrent l’espace mélodique du piano aux notes sensuelles du saxophone. Le souffle humain apporte une dimension supplémentaire au lyrisme des phrasés pianistiques tandis que les rythmes s’immiscent avec un subtil équilibre au cœur des morceaux. Les titres s’enchaînent, voyages qui s’attardent sur Vanya’song et la liberté de Jiyun, se fondent dans la délicatesse de The minute before, en un dialogue nuancé entre piano et saxophone que la batterie réinvente, lumineuse dans Strive. On se laisse envelopper dans les volutes mélodiques avant de sourire à l’humour du bis. La musique est un jeu qui redessine le monde…
Yaron Herman © Rainer Ortag
Le jazz hors des sentiers battus
Le jazz quittait les formes « classiques » le second jour du festival, convoquant sur scène le groupe lauréat du dispositif Jazz Migration 2024, Sėlēnę, puis le duo aussi inclassable que virtuose réunissant deux géants, le pianiste Gonzalo Rubalcaba et le mandoliniste Hamilton de Holanda.
Autour du violoncelle et de la voix de Mélanie Badal, la guitare de Blaise Cadenet et la batterie de Mahesh Vingataredy, se déclinait un répertoire poétique de chansons et de mélodies flirtant avec le style manouche et un répertoire arménien inattendu lorsqu’est annoncé que le groupe vient de… la Réunion !
Les tonalités acoustiques se mêlent avec talent avec les accents électro. Et l’alchimie fonctionne, puissante jusque dans les fragrances les plus fragiles. Les expériences de chacun des musiciens se mêlent, remodèlent les mélodies, les habitent de nouveaux souffles, parlent des amours, font un détour par un poème « psychédélique », évoquent « la pluie de feu » des nuages qui grondent sur l’Arménie, déroulent des trames hypnotiques, dessinent des « blues de rêve », fusionnent le kochari, danse collective traditionnelle arménienne et les pizzicati du violoncelle en un « Pizzikoch » endiablé… Le public est séduit par la fraîcheur et la vivacité de cette jeune formation à laquelle on souhaite longue vie !
Sėlēnę © X-D.R.
Clou du festival, la rencontre entre Gonzalo Rubalcaba et Hamilton de Holanda s’inscrivait avec élégance dans la démarche de Charlie Free qui se plaît à explorer toutes les formes du jazz.
Entre la figure incontournable du monde jazzique qu’est le pianiste Gonzalo Rubalcaba, remarqué dès ses débuts par Dizzy Gillespie puis Charlie Haden, et le dieu vivant de la mandoline à laquelle il a ajouté deux cordes, Hamilton de Holanda, se tisse une complicité qui permet toutes les inventions et réinventions.
La virtuosité est ici dépassée. Certes, les deux musiciens offrent à un auditoire médusé des pages où piano et mandoline semblent oublier les frontières physiques humaines tant la vélocité de l’un et de l’autre font se confondre les instruments, invraisemblables trémolos, phrasés acrobatiques, gammes démoniaques, mais lorsque chacun se retrouve seul sur scène, les pièces interprétées ne seront pas des démonstrations d’adresse, mais d’une douceur et d’une expressivité touchantes : Gonzalo Rubalcaba reprendra un air composé pour l’anniversaire des dix-sept ans de sa fille, Yolanda, et Hamilton de Holanda une pièce dédiée à son épouse en 2012, « la fleur de la vie ».
Gonzalo Rubalcaba & Hamilton de Holanda © Dani Gurgel
La musique explore les tempos de tous les genres, jazz, choro, afro-caribéen, fado, classique (Éric Satie n’est pas loin et Purcell non plus !)…, avec une liberté époustouflante, lyrique, somptueuse, nouvelle et pourtant d’emblée familière, comme soulignant une adéquation idéale au monde. Leur disque, Collab, est « un essai de mettre ensemble des instruments qui pourraient paraître incompatibles » (disent-ils en plaisantant lors du concert). Généreux, le duo reviendra pour plusieurs rappels, adressant un clin d’œil au célébrissime Caravan de Duke Ellington. Sublime tout simplement !
Le Rendez-Vous de Charlie a été joué les 7 & 8 novembre 2025 à la salle Guy Obino de Vitrolles.
Albums
Ashes to Gold (ECM/ Universal Music, 2024)
Amb, (MARKOTAZ, 2025)
Radio Paradise (Naïve, 2025)
Collab (Sony Music Entertainment, 2024)



