Le dernier opus du Quatuor Modigliani, composé d’Amaury Coeytaux et Loïc Rio (violons), Laurent Marfaing (alto) et François Keiffer (violoncelle), s’intéresse à deux œuvres de Tchaïkovski, le Quatuor à cordes n° 3 en mi bémol mineur op.30 et le Sextuor à cordes en ré mineur op. 70.
« Si la première œuvre fut enregistrée durant la période du Covid, la seconde en a souffert, il était plus difficile de réunir tous les musiciens, dont Hélène Clément (alto) et Antoine Lederlin (violoncelle). Entre-temps, nous avions réussi à obtenir une bourse pour l’enregistrement de l’intégrale des Schubert, retrouver nos camarades a pris un peu de temps », sourit Loïc Rio. Le CD sort en cette fin d’été comme une page poétique où l’on aime se recueillir après le monument des quinze quatuors à cordes en cinq CDs de Schubert et avant le défi qu’est l’enregistrement des seize quatuors à cordes de Beethoven qui doit débuter cette saison.
« Les chants les plus désespérés »
Le très beau livret du disque, rédigé par Melissa Khong, titre « L’infatigable voyageur » pour présenter Piotr Ilitch Tchaïkovski qui « aimait les voyages ». Il paraîtrait que le goût des voyages (le musicien ne cessa d’arpenter l’Europe) était né de la rigueur des hivers moscovites, saisons durant lesquelles il se sentait très isolé. C’est au cours de son sixième voyage à Paris en février 1876, qu’il commença la composition de son Quatuor à cordes n° 3 (il devait l’achever à Moscou).
Il vient de perdre un ami en la personne du violoniste Ferdinand Laub, premier professeur de violon du conservatoire de Moscou fondé sous la direction de Nikola Rubinstein, premier violon du Quatuor de Moscou (quatuor à cordes de la Société musicale russe) et créateur des deux premiers Quatuors à cordes de Tchaïkovski en 1871 et 1874. Son jeu avait impressionné le compositeur qui écrivit en s’appuyant sur la virtuosité de l’instrumentiste. Le troisième quatuor à cordes est dédié à titre posthume au violoniste. Le mouvement lent de ce quatuor, l’Andante funebre e doloroso, sublime, résonne comme un hommage funèbre à l’ami disparu.
Les Modigliani rendent avec une infinie tendresse ce qu’il y a sans doute de « plus déchirant et de plus désespéré de la vie, lunaire, sombre funèbre » (Loïc Rio) avec une délicatesse et une clarté qui subjuguent l’auditeur.
Quatuor Modigliani © Jérôme Bonnet
La mélancolie de l’Andante sostenuto colore de ses accents douloureux la valse triste de l’Allegro tandis que le Scherzo semble être l’écho nostalgique de bonheurs anciens. La simplicité du célèbre Andante funebre précède la fougue du Rondo final qui célèbre la vie avec une palette expressive et éclatante. Le foisonnement de l’œuvre dessinée « comme un grand roman russe » prend un relief particulier sous les archets du Quatuor Modigliani qui nous fait entrer en état de grâce.
Nostalgie heureuse
Loïc Rio expliquait à propos du rapprochement des deux œuvres de Tchaïkovski combien il permettait d’aborder les extrêmes : « le côté le plus déchirant, le plus désespéré et le plus heureux de la vie par le biais d’une écriture tour à tour sombre, funèbre et solaire. Le « Souvenir de Florence » cultive lui-même une certaine ambigüité : il y a l’évocation du bonheur florentin, sa nostalgie, mais elle est heureuse, car elle est doublée du plaisir de se retrouver à la maison. » Les six lignes mélodiques s’entremêlent avec une vivacité qui emprunte au souffle d’un orchestre et pourtant sait aussi garder l’intimité chambriste où se détachent les voix solistes. Tchaïkoski disait à son frère « il faut six voix indépendantes et homogènes. C’est incroyablement difficile ! ».
L’équilibre de la pièce, unique sextuor de Tchaïkovski, permet l’expression d’une joie lumineuse. Lorsque le compositeur se rend pour la première fois à Florence, en 1878, grâce à la générosité de sa bienfaitrice, Madame von Meck, il lui écrit : « Comme Florence est une ville chère à mon cœur. Plus vous y habitez et plus vous vous y attachez. Elle n’est pas une capitale bruyante dans laquelle vos yeux ne savent plus où se poser et qui vous épuise par son agitation. En même temps, il y a tant de choses d’intérêt artistique et historique qu’il n’y a aucune chance de s’y ennuyer ». En 1890, Tchaïkovski retourne dans sa « ville de rêve » et y amorce son sextuor qui sera achevé en Russie en 1891. Les Modigliani et leurs deux complices suivent les indications du compositeur : « le premier mouvement doit être joué avec beaucoup de passion et d’entrain, le deuxième chantant et le troisième facétieux, le quatrième, gai et décidé ».
Le sextuor réuni sous le label Mirare en offre une interprétation mémorable où intelligence de la partition et exécution nuancée et sensible enchantent au premier sens du terme, donnant à entendre l’atmosphère de la capitale toscane et les réminiscences des danses russes jouées à la balalaïka.
Si les musiciens du Quatuor Modigliani n’étaient pas aussi modestes et emplis d’humour, ils pourraient plagier Tchaïkovski qui, toujours très sévère et critique envers ses compositions, affirmait à propos de cette œuvre « quel sextuor ! Et quelle fugue à la fin ! C’est un plaisir. C’est effrayant à quel point je suis content de moi ! ».
Une pure merveille à écouter en boucle !
Tchaïkovsky, Quatuor à cordes n° 3/ Souvenir de Florence, Quatuor Modigliani, Hélène Clément, Antoine Lederlin, Label MIRARE
(sortie le 19 septembre 2025)
À noter :
Antoine Lederlin joue un violoncelle de Matteo Gofriller (1722) gracieusement prêté par Merito String Instruments Trusts Vienna.
Hélène Clément, pour cet enregistrement, un alto italien de 1843 qui a appartenu à Britten et Bridge et qui lui est prêté généreusement par la fondation Britten Pears Arts.
Amaury Coeytaux joue un violon de Guadagnini de 1773
Loic Rio joue un violon de Guadagnini de 1780
Laurent Marfaing joue un alto de Mariani de 1660
François Kieffer joue un violoncelle de Matteo Goffriller « ex-Warburg » de 1706