Le festival des Nuits pianistiques (28 juillet au 10 août 2025) imaginé et finement concocté par le grand concertiste Michel Bourdoncle fête sa trente-troisième édition cette année ainsi que le vingtième anniversaire de l’académie Les Nuits pianistiques d’Aix-en-Provence, volet d’éducation et de perfectionnement dont l’existence a paru rapidement évidente dans l’esprit de partage du festival.
Était invitée le 6 août dernier la grande concertiste Marta Zabaleta, multi primée et qui mène une carrière internationale auprès d’orchestres tels l’English Chamber Orchestra, et dans des salles aussi prestigieuses que le Carnegie Hall de New York. Sa curiosité la conduit dans des enregistrements consacrés à César Franck, Rachmaninov, Alicia de Larrocha, Pompey, J.Rodrigo ou encore Granados. Parallèlement à sa carrière de soliste elle est l’actuelle directrice de l’Académie Marshall de Barcelone, enseigne le piano à Musikene (Académie supérieure de musique du Pays Basque) et a récemment reçu la médaille Albéniz décernée par la Fondation publique Isaac Albéniz.
Le 6 août, native du Pays basque espagnol, la disciple de Dominique Merlet rendait hommage à ses racines dans un programme qui convoquait Scarlatti, Soler, Albéniz, Donostia et Granados. Sans doute en hommage malicieux aux trente-trois ans du festival, la pianiste offrait un programme où chaque compositeur était abordé par le biais de trois pièces, (trois sonates pour Scarlatti et Soler, trois extraits des Goyescas de Granados, trois préludes de Donostia, trois passages d’Iberia d’Albéniz et finira par trois bis !)
Marta Zabaleta / août 2025/ Nuits pianistiques d’Aix © X-D.R.
Inspiration espagnole
« Scarlatti est le plus espagnol des italiens ! Il signait même Domingo au lieu du « Domenico » de sa naissance, signifiant à quel point il se sentait espagnol », sourit Marta Zabaleta. En effet, le compositeur napolitain quitta une première fois son pays natal pour le Portugal où il enseigna le clavecin à Marie-Barbara de Bragance, fille aînée du roi Jean V de Portugal. Il suivit son élève en Espagne lorsqu’elle épousa l’héritier de la couronne, le futur Ferdinand VI. Après une courte éclipse au royaume de Naples, il s’installa définitivement à Madrid en 1733 (il y mourut en 1757).
Ses Trois Sonates, K32 en ré mineur, K 492 en ré majeur, K27 en si mineur sonnent comme une mise en doigts aux exercices variés dont la finesse et la musicalité rappellent combien les « études » peuvent être subtiles, déjà bien avant Chopin !
Scarlatti en présentait ainsi les partitions : « Lecteur, que tu sois Dilettante ou professeur, ne t’attends pas à trouver dans ces Compositions une intention profonde, mais le jeu ingénieux de l’Art afin de t’exercer à la pratique du clavecin. Je n’ai recherché dans leur publication, ni l’intérêt, ni l’ambition, mais l’obéissance. Peut-être te seront-elles agréables, dans ce cas j’exécuterai d’autres commandes dans un style plus facile et varié pour te plaire : montre-toi donc plus humain que critique ; et ainsi tes plaisirs en seront plus grands. Pour t’indiquer la position des mains, je t’avise que par le D j’indique la droite et que par le M la gauche : sois heureux. »
Dès les premières notes, on goûte la perfection du jeu de l’interprète, un travail qui va au fond des touches, une maîtrise simple, intelligente et comme évidente.
Marta Zabaleta / août 2025/ Nuits pianistiques d’Aix © X-D.R.
On a l’impression de voir un artisan devant son établi qui s’empare du clavier comme un outil docile et fait à sa main. Suivaient les Trois Sonates en do mineur, do dièse mineur et fa dièse mineur de l’un des élèves de Scarlatti, Soler, que l’on nomme parfois « Padre Soler » (il se consacra à la vie monastique à partir de 1752 au monastère de l’Escurial où il occupa les fonctions d’organiste et de maître de chapelle). Est-ce par l’approche tout en rondeur de Marta Zabaleta, en un mouvement ample et précis des bras, que la musique s’incarne aussi puissamment ? L’artiste laisse les cordes vibrer pour repartir sur leur dernier frémissement, accordant une poésie particulière à ces compositions qui en deviennent intemporelles, jonglant entre la verticalité des accords et l’irrépressible allant de leur tissage mélodique.
La première partie du concert se refermait sur des extraits de la suite Goyescas de Granados. Le compositeur né à Llieda (Catalogne) expliquait à propos de ses Goyescas (1911) : « Je suis amoureux de la psychologie de Goya, de sa palette, de sa personne, de sa muse la duchesse d’Alba, des disputes qu’il avait avec ses modèles, de ses amours et liaisons. Ce rose blanchâtre des joues qui contraste avec le velours noir ; ces créatures souterraines, les mains perle et jasmin reposant sur des chapelets m’ont possédé ».
Marta Zabaleta présentait d’abord deux pièces de la première partie de l’œuvre : Los requiebros (les compliments, ou flatteries), sur le tempo d’une danse aragonaise du nord de l’Espagne, une jota aux variations brusques de rythmes, où d’invisibles personnages semblent rire, danser, s’interpeler ; puis, « complainte ou la jeune fille et le rossignol », Quejas o la maja y el ruiseñor, au lyrisme délicat. Granados dédia cette pièce à son épouse, Amparo.
Marta Zabaleta / août 2025/ Nuits pianistiques d’Aix © X-D.R.
Une jeune fille chante des airs à son rossignol qui lui répond. Les trilles se multiplient avec souplesse dans ce tableautin à la délectable fraîcheur. Une discrète nostalgie sourd du dialogue où naissent des bouquets d’arpèges. El Pelele (le mannequin) qui a été ajouté plus tard au volume de Goyescas est la seule pièce correspondant réellement à un tableau, les autres transcrivant davantage les atmosphères sublimées par le peintre.
Un voyage par les provinces ibériques
Après l’entracte, Marta Zabaleta nous invitait à découvrir le musicien, Aita Donostia (ou José Gonzalo Zulaika Agirre), prêtre, moine capucin et musicologue, organiste, académicien et compositeur basque, né en janvier 1886 à Saint-Sébastien (c’est au conservatoire de cette ville de la côte basque que Marta Zabaleta a suivi ses premières classes).
Le premier Prélude, Improvisation sur un thème basque, a des allures de comptine et semble renouer avec la simplicité de l’enfance en une évidence qui peu à peu s’emplit de gravité. Dans la forêt brosse un paysage lumineux où l’imaginaire prend corps. Enfin, on sourit à la Danse des garçons, et ses joutes traditionnelles que l’on retrouve dans le zortziko soulignées par les échos ménagés entre main gauche et main droite sur le clavier. Le jeu lumineux et incarné de Marta Zabaleta s’épanouit encore dans les trois passages d’Iberia d’Albeniz, Evocación, El puerto et Corpus Christi en Sevilla. Le pittoresque des mélodies et des rythmes devient prétexte à variations, élans, recompositions.
Marta Zabaleta / août 2025/ Nuits pianistiques d’Aix © X-D.R.
Les « cartes postales » se fondent dans une musique puissamment structurée aux falaises orageuses, aux modulations d’une douceur infinie et aux sublimes enchevêtrements polyphoniques. Debussy et Messiaen considéraient Iberia comme le chef d’œuvre pianistique du XXème siècle. Debussy écrivait : « les yeux se ferment comme éblouis d’avoir contemplé trop d’images». La pianiste sait rendre avec une justesse et une éloquence sans afféterie ces éblouissements.
Généreuse, elle jouera en bis La danse rituelle du feu de L’amour sorcier de Manuel de Falla, transformant le piano en orchestre complet, puis L’arabesque n° 1 de Claude Debussy, rêve fluide de finesse poétique avant de mettre un point d’orgue au concert par une danse de Granados. Ravissements !
Concert donné le 6 août 2025 dans la salle Campra du Conservatoire Darius Milhaud dans le cadre du Festival Les Nuits pianistiques d’Aix.
Marta Zabaleta / août 2025/ Nuits pianistiques d’Aix © X-D.R.