Le Festival de La Roque d’Anthéron trouve d’autres écrins aux musiques qu’il défend que la grande scène du parc de Florans. C’est dans l’intimité de la cour du musée Granet à Aix-en-Provence que le subtil poète du piano, Jonas Vitaud, consacrait la première partie de la soirée à des œuvres d’Antonín Dvořák avant de plonger dans le charme du Languedoc à la suite de Déodat de Séverac.
Contes d’Outre-Atlantique
Alors qu’il était directeur du Conservatoire de New-York, de 1892 à 1895, Dvořák rassembla, tel un peintre, de nombreux thèmes musicaux comme il avait pu récolter les mélodies populaires de sa Bohême natale, lui qui avait refusé de suivre, fier de ses origines tchèques, les conseils de son éditeur Simrock et de transformer son prénom en « Anton » afin de faciliter sa carrière internationale. Fasciné par la musique afro-américaine et amérindienne, il affirmait que l’avenir de la musique américaine résidait dans ces traditions. Certes, on connaît la célébrissime Symphonie du Nouveau Monde, mais, sans doute, beaucoup moins, ses Humoresques, inspirées par son séjour, même si elles furent écrites à l’été 1894 en Bohême où le musicien faisait une pause. Ce cycle de huit courtes pièces pour piano, destiné à être nommé d’abord Nouvelles danses écossaises, prit le nom d’Humoresques, le terme évoquant une miniature d’humeur ou d’humour, inspirées de ses recherches américaines.
Jonas Vitaud a récemment enregistré chez Mirare Dvořák, Vers un monde nouveau, où se trouvent trois de ces « humoresques ».
La virtuosité du pianiste n’a pas besoin de s’exercer sur une partition demandant l’exploit qui fera hurler les foules, la musique n’est pas un cirque, mais sait se fondre dans l’harmonie délicate de ces œuvres courtes dont le charme séduit. Les sonorités du piano se mêlent à la douceur du soir, les notes pleines apprivoisent les souffles de l’air, semblent donner vie aux murs ocres de la cour où grandissent les ombres. Les thèmes populaires des Amériques rejoignent le vieux continent, dansent avec vivacité, rêvent, et l’auditoire est embarqué dans les fragrances de ces mélodies finement ouvragées. Des saynètes s’imaginent dans ces morceaux d’une élégante théâtralité.
Puis, autre œuvre issue du séjour américain, la Suite en la majeur opus 98, d’abord écrite pour piano avant de devenir une suite orchestrale, venait rappeler le séjour outre-Atlantique du compositeur tchèque. Habitée de contrastes, cette Suite marie inspiration populaire slave et folklore américain. Légatos délicats, palette riche de nuances et de couleurs… La pureté du jeu qui sert et jamais ne s’impose ajoute à la clarté de l’œuvre.
Contre l’establishment parisien !
Le pianiste prenait la parole pour présenter la seconde partie du concert et le compositeur Déodat de Séverac (1872-1921) qui s’insurgea contre la centralisation parisienne qui avait établi une sorte de dictature esthétique en récusant tout ce qui pouvait venir des provinces. Aussi, sa suite pour piano, En Languedoc, « particulièrement riche avec des jeux de miroirs dans la forme » (J.Vitaud) a été composée à partir des musiques traditionnelles du Languedoc. « Bon voyage en Languedoc, concluait J.Vitaud en souriant, avec sens éveillés et disponibles ».
Se succèdent alors en tableautins ciselés, « Dans le mas en fête », « Sur l’étang, le soir », « À cheval dans la prairie », « Coin de cimetière, au printemps », « Le jour de foire, au mas ».
La vivacité des images, la pertinence des évocations trouve une résonance particulière au musée Granet où l’on a découvert avant le concert la belle exposition consacrée à Cézanne.
Aux toiles de maître répondent les accents sensibles de la musique de Déodat de Séverac, on voit le cheval galoper, on se recueille dans l’enclos du cimetière où paradoxalement fleurit le printemps, on assiste aux scènes colorées de la foire, on rêvasse devant les eaux calmes de l’étang…
On arpente les sentes hersées par un piano qui allie profondeur et légèreté en un langage qui doit encore à la fermeté de la « Scola Cantorum » de ses débuts mais aussi aux phrasés sensibles de Debussy : « la rigueur de la Scola et la fantaisie des Apaches », sourit Jonas Vitaud. En exergue de la partition, le compositeur avait transcrit un vers de Frédéric Mistral « cantan que pèr vautre, o pastre e gènt di mas » (nous ne chantons que pour vous, bergers et gens des mas).
En bis, il offrira deux pièces de Déodat de Séverac, sa Valse romantique (in En vacances) et Les muletiers devant le Christ de Llivia, (extrait des cinq pièces de Cerdaña), dont le poète François-Paul Alibert disait : « La prière des Muletiers devant le Christ de Llivia est peut-être le sommet spirituel de l’œuvre de Déodat de Séverac. Il est impossible, me semble-t-il, d’aller plus loin et plus haut dans l’expression du sentiment religieux et dans cette sorte de résignation héroïque qui prosterne l’homme aux pieds du rédempteur ». Il s’agit du pèlerinage des muletiers dans à Llivia, cette enclave espagnole en France.
La pièce empreinte de mysticisme s’appuie sur des images d’Épinal qui montrent la foi des muletiers, et s’envole en extase éthérée. Le temps s’arrête, et le silence qui suit souligne combien l’assistance est captivée. Jonas Vitaud s’inscrit assurément dans la grande lignée de ceux qui, dans le creuset de leurs interprétations, laissent percevoir la fragilité des âmes.
Concert donné le 5 août 2025 au Musée Granet, dans le cadre du Festival de la Roque d’Anthéron.
Les photographies de l’article sont toutes de Valentine Chauvin.
« Il se produit depuis quelque temps, parmi la jeune génération musicale d’avant-garde, un mouvement de retour aussi intéressant qu’inattendu vers la vieille chanson populaire […]. On ne peut plus vivre dans les salons où l’on ne cause que de petites sensations et de parfums dont l’origine n’a rien de bien lyrique. La fiction, le frelaté font place de plus en plus à la nature. Francis Jammes est venu et Cézanne écrit sur ses toiles d’immortelles géorgiques. Les musiciens nouveaux veulent suivre leur Muse dans de beaux paysages où il y a des sources qui rient dans le soleil. Ils savent prêter une oreille attentive aux confidences des vieux puits où l’amour vient se mirer le soir, au crépuscule, tandis qu’un oiseau triste regarde et sanglote. »
Déodat de SÉVERAC, [Le Renouveau de la chanson populaire] in Écrits sur la musique rassemblés et présentés par Pierre Guillot, Liège, Mardaga, 1993, pp. 69-70