Inclassable direz-vous le nouveau texte de Claudie Lenzi, PV d’Audition ! Sans doute, car il navigue entre les genres, essai, biographies, histoire, manifeste, pamphlet, poésie…
Inclassable car il n’est rien de normé dans ce qu’elle évoque, puissamment, en une langue parfois sèche comme la pointe fine d’un crayon à dessin qui dissèque, explore, conte, joue avec l’intime, approchant au plus près un univers plus méconnu que les galaxies les plus lointaines, celui de la surdité. À l’intérieur tous les degrés sont permis, du sourd de naissance à celui qui le devient par maladie ou accident ou hérédité.

Qui est l’autre ?

L’artiste s’attache aux destinées de ses pairs, de ceux qui ont perdu l’ouïe, mais ont poursuivi leur travail malgré tout et ce tout est gigantesque. Elle s’adresse à eux, les interpelle, les pousse dans leurs retranchements, interroge leur rapport à la vie, à leur surdité, aux autres, ceux qui sont restés dans le cocon « entendant », n’édulcore rien, en une langue sans fioritures qui bouscule. Pas de vouvoiement ici, le tutoiement est de mise dans cette fraternité de situation, dans la violence infligée par la vie, ce détournement, ce dévoiement d’un être par l’apparition du manque : soudain, la vie sociale, la communication, la perception du monde sont bousculées, définitivement.

Voici les poètes de la Péliade, Du Bellay, Ronsard, les peintres, Goya, Van Gogh, les musiciens, Beethoven, Fauré, une femme enfin, l’incroyable Mabel Bell, épouse de Graham Bell, inventeur du téléphone alors qu’il cherchait à fabriquer un instrument capable de rendre aux sons l’être aimé…
La difficulté à se définir, se construire alors que tout vous nie est appréhendée avec une acuité parfois doublée de colère.
Il n’est pas de morale dans le domaine du handicap !
À travers les portraits de chaque personnage, les diverses époques sont interrogées, dans leur rapport à ce handicap invisible.
Est dénoncé le traitement ignoble réservé aux sourds au cours des siècles, le mépris qui les accompagne.

Claudie Lenzi © X-D.R.

Claudie Lenzi © X-D.R.

Toute une terminologie négative liée à la perte des sens : tout un lexique qualifie l’intelligence à travers les termes entendre, voir… serait-ce à dire que l’on est sot lorsque l’un de ces sens manque ?
Spécificité de la surdité dans le catalogue des handicaps : il ne se voit pas. Cela participe à son invisibilisation et l’incompréhension qui lui est réservée.

Une histoire de la langue des signes

Les personnages comme l’Abbé de l’Épée permettent une reconnaissance, extraient les sourds des hospices dans lesquels ils étaient souvent internés, car déclarés idiots, tout simplement par manque d’outils de communication. La première conquête est celle d’exister tout simplement en tant qu’être humain capable d’intelligence et de raisonnement. (Combien aujourd’hui encore croient que la surdité nuit à la faculté d’abstraction !) Et ce, grâce à l’élaboration d’un langage universel : la langue des signes.

L’histoire de la langue des signes est tumultueuse. Elle fut longtemps interdite dans le pays qui l’a vue naître (La France). Les mains étaient attachées dans le dos pour qu’aucun obstacle ne vienne gêner la lecture labiale ou la reproduction de sons que leur locuteur n’entendait pas, afin qu’il soit entendu par les autres, les entendants.
La langue des signes est aussi l’histoire d’une conquête, d’une langue, d’une expression particulière, d’un art nouveau.
Est scellée ici la revendication du handicap non comme d’un obstacle, mais une chance. Le seul langage vraiment universel est celui des signes : tous peuvent le comprendre quel que soit le point de la planète. Il serait presque possible de parler d’un peuple sourd, à l’instar de ceux des langues régionales. L’exclusion perdure jusque dans les manifestations les plus « rassembleuses » : pas de sourds aux JO ni aux Paralympiques ! Encore une fois, à part, les sourds ont leurs propres jeux internationaux, les Deaflympics.

PV d'audition, éditions LansKIne, Claudie Lenzi

Toute une réflexion sur le langage des mains s’élabore qui se retrouve aussi chez les entendants qui n’en perçoivent pas forcément la portée. Sont convoqués le peintre El Greco, et son homonyme la chanteuse Juliette Greco, dont les mains furent si expressives…
Le corps entier devient outil parlant, conscient plus que jamais dans sa danse où tout prend sens.

Un art poétique

Cette interrogation des artistes mène à la construction d’un nouvel art poétique. La relation au monde, transformée par la surdité, se transcrit différemment. Les moyens mis en œuvre par les « entendants » ne correspondent pas à ceux que les sourds ont à leur disposition. Et il n’est pas question d’appauvrissement ! Une analyse très fine des moyens d’expression, du langage et de ses outils, précise documentée, met en relation les langues française et langue des signes. Le français se voit enrichi de nouvelles formes. Curieusement, la langue écrite prend ici les tours de l’oralité, se refuse aux virgules, laisse au lecteur la liberté de poser sa propre respiration et d’épouser en un mouvement de création partagée et d’empathie le souffle de l’autre. Ce souffle de l’oral est mis en parallèle avec les grands poètes actuels de la poésie de Julien Blaine ou Serge Pey pour en citer qu’eux, poésie sonore et performée.
L’artiste joue des mots, de leurs étymologies, de leurs agencements, de leurs multiples possibilités linguistiques, entre les sonorités signifiantes, leurs catapultages, leurs extensions. L’ombre du linguiste Gérard Genette passe, avec ses paratextes, ses théories à propos de la narratologie mais surtout son amour du calembour. Rire salvateur…

La vie, ce fantastique poème !

Claudie Lenzi clôt ce volume érudit, paillard parfois, sensible, drôle, provocateur, par un petit bijou où, s’interpelant elle-même, elle s’observe, décrit l’évolution de la maladie qui peu à peu l’enferme dans la surdité. Une descente aux enfers, par la perte d’un sens, terrifiante, car elle l’entraîne sur des territoires inconnus. Il y a sa propre relation au monde, le regard des autres qui se transforme même s’il est empreint de bienveillance, sa démarche d’artiste enfin, surtout. Alors que son appareillage scande par ses « on/off » un texte bouleversant, se dessinent les contours internes des oreilles, le jeu délicat des plus petits os du crâne, la matérialité de la condition de malentendant avec la lourdeur protocoles mis en place, la transformation inéluctable des paysages intellectuels, sensoriels, sensuels. On se laisse emporter par cette voix écrite qui résonne de tant d’échos, de vibrations, d’accords entre les phonèmes et les significations qu’ils incarnent. Le déchirement de l’artiste se fait musique : « La poésie que tu écris tu voudrais la lire », mais les « dents liment entre elles un mot de passe qui ne passe pas » tandis que « les sons éperdus ont fui la mémoire ».
Résilience ou résistance ? La verve créatrice ne se tarit pas. Comme Soulages qui fait miroiter le noir, Claudie Lenzi fait miroiter les mots dans cet ouvrage puissant et riche où, devenue son propre sujet d’observation, cette magnifique artiste qui se joue de l’asémique, dénué de toute signification et des métaplasmes de l’oralité, ces modifications phonétiques ou morphologiques altérant l’intégrité d’un mot (par addition, substitution, permutation ou suppression). La création ici s’interroge et prend de nouveaux élans.

PV d’audition, Claudie Lenzi, éditions LansKine