Le Charlie Jazz Festival de Vitrolles n’est plus à présenter. Cette année il signe sa 27ème édition et propose une fois de plus, grâce à son directeur artistique Aurélien Pitavy, un florilège des plus grands noms du jazz sans oublier les étoiles montantes et les ensembles issus de la région dont la qualité n’est plus à prouver.
En quatre soirées une véritable histoire du jazz se dessine avec des légendes de cet art : le contrebassiste Avishai Cohen, le pianiste Chucho Valdés, le bassiste Richard Bona et la fantastique organiste Rhoda Scott.
Sur les quatre soirées, en voici trois !
Le concert de 19 heures 30 invitait sur la grande scène des platanes Louis Matute Large Ensemble, l’un des groupes de la « génération Z ». Andrew Audiger (piano et Rhodes), Zacharie Ksy (trompette), Léon Phal (saxophone ténor), partent sur des séquences répétitives hypnotiques, se lancent avec délectation dans des solos qui se répondent en une émulation espiègle, se retrouvent sur des rythmes chaloupés qui évoquent une Amérique latine fantasmée. Leur spectacle Small Variations from the Previous Day fait partie des coups de cœur du festival.
En clou de la soirée, Avishai Cohen venait présenter son nouveau projet, Brightlight (paru le 25 octobre dernier sous le label Naïve) aux côtés de deux immenses solistes, Eviatar Slivnick (batterie) et Itay Simhovich (piano). Le trio fonctionne de manière fusionnelle, offrant des solos prodigieux d’inventivité et de poésie. Les trois musiciens apportent leur verve aux huit compositions d’Avishai Cohen, Courage, Brightlight, Hope, The Ever and Ever Evolving Etude, Humility, Drabkin (pour le saxophoniste Yuval Drabkin, compagnon de route d’Avishai Cohen), Roni’s Swing (en hommage au jeu dynamique et énergique de la batteuse Roni Kaspi qui est aussi la compagne d’Avishai), Hitragut. Le contrebassiste ne dédaigne pas les références classiques et nous emporte dans un sublime Liebestraum (Liszt) puis, magnifiquement réorchestré, Summertime (Porgy and Bess) de Gershwin et un morceau de Jimmy Van Hausen (1913-1990), Polka Dots And Moobeans. On entre dans un univers de nuances, de sensibilité, où la virtuosité des artistes semble naturelle, émanation pure d’un propos qui est en harmonie avec le monde.
Avishai Cohen © X-D.R.
Avishai Cohen offrait, en troisième partie de concert, un véritable « tour de chant » où les mélodies portées par une voix émouvante de simplicité livraient une autre facette du musicien, plus intime encore, dans la lignée d’une musique spontanée, aux pulsations internes profondes. Parmi les pièces interprétées, on retiendra une réminiscence de l’album Aurora, Morenika qui puise ses racines dans une vieille chanson séfarade ladino, elle-même issue d’une chanson espagnole du Moyen- Âge.
Anniversaire sous les platanes !
Le « Mozart cubain », Chucho Valdés accompagné de son Royal Quartet (et en effet quel accompagnement royal !), fêtait ses 60 ans de carrière et ses 83 ans en reprenant les titres de son dernier opus qui présente un florilège de ses plus grandes œuvres. Le piano est entouré de la guitare basse ou de la contrebasse selon les pièces de José Antonio Gola, de la batterie d’Horacio El Negro Hernandez et des percussions de Roberto Junior Vizcaino. Ce dernier à qui le maître de musique a dédié Tatomania (le surnom du conguero est Tato), offrira un véritable feu d’artifice aux congas.
Chucho Valdés © X-D.R.
Pour débuter le concert, Chucho Valdés fera un clin d’œil à sa formation classique et à son surnom en fusionnant la Sonate en do majeur de Mozart qu’il interpréta alors qu’il avait neuf ans au Conservatoire Municipal de Musique de la Havane et le rythme du danzón. Il rendra aussi un hommage appuyé au pianiste et ami Chick Corea (1941-2021) avec qui il avait joué au Rose Theatre at Jazz au Lincoln Center (NYC) en 2019 dans Armando’s Rhumba. On se laisse captiver par Congablues où les traits du piano rivalisent avec attaques de la contrebasse et la fusion idéale entre batterie et percussions : le blues se conjugue alors avec la musique cubaine en une jubilation communicative. La danse s’invite avec la Habanera Partida (composition de José A. Gola), le boléro de Pedro Junco, Nosotros, où amour et désamour se mêlent. On part à la Havane dans les terres luxuriantes de Quivicán où le pianiste est né. Il reprend ici les rythmes des paysans cubains, vision nostalgique magnifiée par son Punto Cubano.
Reliant les diverses soirées et les différents passages d’artistes, le Sardar Orkestra posait sa touche balkanique avec humour et virtuosité reprenant des airs de Bratsch ou de La Caravane Passe.
Le jazz ici se déploie en déambulations libres sur les traces d’un voyage universel.
Sardar Orkestra © X-D.R.
Ladies
Le festival s’achevait en apothéose grâce à des groupes aux leaders féminins. La fabuleuse trompettiste Airelle Besson et son dernier album, Surprise !, fruit du hasard, comme son nom l’indique : le pianiste Sebastian Sternal, le batteur Jonas Burgwinkel et Airelle Besson se sont rencontrés en 2013 dans l’orchestre formé alors par le contrebassiste Riccardo Del Fra. L’entente musicale fut immédiate. Au fil des années, le tri s’est peu à peu constitué, et a sorti son premier album, Surprise !. Leur musique est délicate, colorée. Le public est séduit par cette palette sonore qui laisse à chacun un espace où les mélodies s’envolent. Et c’est très beau.
Enfin, une légende absolue refermait le festival : Rhoda Scott, pionnière car l’une des premières femmes instrumentistes qui joua entre autres aux côtés d’Ella Fitzgerald et Ray Charles. L’organiste aux pieds nus fêtait ici un double anniversaire, ses 87 ans et les 20 ans de son Lady Quartet, ensemble instrumental uniquement féminin, comme un pied de nez à la majeure partie des formations de jazz qui « oublient » que les femmes savent aussi jouer d’instruments de musique ! Avec humour Rhoda Scott précisait que pour la première fois des hommes étaient invités aux côtés du Lady Quartet, mais uniquement comme chanteurs, inversant pour une fois la répartition « classique » qui installe les femmes seulement dans le rôle du chant.
Rhoda Scott © X.D.R
L’orgue Hammond de la musicienne donne des tempi enthousiastes et des soli ébouriffants tandis que les saxophonistes Sophie Alour (sax ténor) et Lisa Cat-Berro (sax alto) s’emportent en improvisations colorées et qu’imperturbable, Julie Saury à la batterie fond la palette déjantée des possibilités sonores de son instrument aux variations de l’ensemble. Les créations des unes et des autres se succèdent, niant toute hiérarchie, en une pâte vivante aux chatoiements expressifs. Les « gentlemen », choisis collégialement par le groupe, dessinent chacun une forme particulière du jazz, David Linx et le raffinement de ses interprétations, Hugh Coltman et son sens du blues, Emmanuel Pi Djob et ses accents qui ravivent le gospel et la soul. Le public debout danse entre les rangs et dans les allées, la musique est une fête et un indéniable partage !
Le Charlie Jazz Festival s’est tenu au domaine de Fontblanche à Vitrolles du 3 au 6 juillet
Une musique monde
Le Grand Théâtre de Provence a l’habitude d’accueillir des légendes. Le public ne s’y est pas trompé lors de la venue de Richard Bona qui jouait un concert unique en formation de quintet. Plus une place de libre !
Il est vrai que le parcours même de Richard Bona tient de la légende. Bona Penda Nya Yuma Elolo naît dans une famille de musiciens au Cameroun et joue très vite du balafon mais aussi d’instruments qu’il se fabrique, flûte, percussions, avec bois qu’il trouvait autour de son village, Minta, et une guitare avec des câbles de freins « empruntés » dans un magasin de cycles. Dès cinq ans, l’enfant chante avec sa mère et ses sœurs à l’église de la Paroisse Sainte-Croix de Minta. Sa famille déménage à Douala où il sèche régulièrement les cours pour s’entraîner et faire le bœuf dans les clubs de la ville… En 1990 son premier orchestre est fondé pour un club de jazz de Douala dont le propriétaire lui fait découvrir Jaco Pastorius. C’est décidé, il sera bassiste lui aussi ! Il part en Allemagne puis en France, sera instrumentiste à Paris, perdra son titre de séjour, retournera au Cameroun puis, grâce à Harry Belafonte, chanteur, acteur et militant des droits civiques américains, il se rend à New York. Les récompenses se succèdent, Victoires du Jazz en 2004, nomination au Grammy Awards pour son album Tiki en 2005 (il sera nominé trois fois et obtiendra une récompense), grand prix jazz de la Sacem en 2012…
Entouré de ses complices, Alexandre Herichon (trompette), Ciro Manna (guitare), Michael Lecocq (claviers), Nicolas Viccaro (batterie), cet immense bassiste joue avec le public, raconte des histoires, multiplie les anecdotes, dont une à propos du voyage effectué par son guitariste « venu en jet privé de Naples ». Plus sérieusement, mais toujours sur le mode potache, il nous parlera de la magie vaudou de la musique, tout en mettant à distance le snobisme décidément bien post colonial du « j’adooore la musique vaudou ! ». La magie est là cependant, palpable au cœur des improvisations des instrumentistes. De fulgurants solos sont confiés à la trompette. Le guitariste qui règle les problèmes de sono au début du concert enchaîne comme si de rien n’était et déploie ses contre-chants. La batterie se déchaîne, les claviers murmurent puis se livrent à la fluidité mélodique de rêveries inspirées. La fluidité est le maître mot des compositions et adaptations de Richard Bona. Tout prend un air d’évidence, la virtuosité est dissimulée par une aisance époustouflante. Il n’est pas besoin de forcer les effets, la musique vagabonde fusionne les influences, ici, un rythme de jazz, là un élan de bossa, un éclat d’afro-beat, un détour par la pop, le funk, une réminiscence de chants traditionnels… Tout est musique. La salle est invitée à se lever pour danser, le GTP quitte ses habitudes sages pour une manifestation au cours de laquelle chaque participant retrouve son âme adolescente, crie, chante, fredonne, encourage les musiciens sur scène, tente des sauts juste contenus par les fauteuils… L’artiste reviendra pour une reprise de la chanson composée par le pianiste Ariel Ramirez et l’écrivain Félix Luna, et tant chantée par Mercédès Sosa, Alfonsina y el mar en hommage à la poétesse argentine Alfonsina Storni qui se suicida en entrant dans la mer à la playa de La Perla à Mar del Plata un sombre 25 octobre 1938. La voix au fantastique ambitus de Richard Bona aborde avec une délicatesse extrême ce chant poignant, lui offre des aigus aériens, des pauses délicates, un cocon onirique dans lequel les vagues qui emportent la poétesse se peuplent de coquillages et de songes.
(Article paru dans les pages de Zébuline)
Concert donné le 21 mars au Grand Théâtre de Provence le 21 mars
Pop-up
Le judéo-espagnol ou ladino est une langue judéo-romane dérivée du vieux castillan du XVème siècle et de l’hébreu. Cette langue est encore parlée par un certain nombre de Juifs séfarades du pourtour méditerranéen, descendants principalement des Juifs expulsés d’Espagne en 1492 par le décret de l’Alhambra.