Voix de femmes, voix du monde…

Voix de femmes, voix du monde…

On pourrait commencer par le dernier ouvrage de Jean Darot, L’enfant don, tout juste sorti des presses pour les éditions Passiflore, une histoire très poétique et humaine composée à partir d’observations ethnographiques dans les Pyrénées menées par Isaure Gratacos (Femmes pyrénéennes, un statut social exceptionnel en Europe, éditions Privat) qui ajoute au livre une passionnante postface où elle expose les principes d’un « vivre sociétal précurseur qui ignorait les différences de genre en une anticipation bimillénaire sur les sociétés contemporaines » (déjà le géographe et historien grec, Strabon (60 av. J.-C., @ 20 ap. J.-C.) notait leur gestion proche d’une « autodétermination collective »).

Jean Darot s’empare de la description étonnante dans les sociétés patriarcales européennes du fonctionnement particulier de la société montagnarde de quelques vallées où le droit d’aînesse, mais sans distinction de sexe, permet de préserver les « maisons-souche » qui forment la base de la vie communautaire, avec des réunions des chefs (hommes ou femmes, les aînés) de famille. Ces derniers n’ont d’ailleurs pas le droit de se marier entre eux afin de préserver la pérennité de cette structure, et ne peuvent épouser que des cadets. Le récit débute à l’été 1938, sur une scène de retour : Adam, l’enfant, revient de la guerre d’Espagne. Une série d’analepses reconstitue son histoire, celle de ses parents, les biologiques et ceux qui l’ont reçu en don. Langue en épure pour une narration bouleversante d’humanité, de partage, d’empathie… le texte déroule ses orbes avec la simplicité de l’évidence, il n’est pas d’héroïsation, d’états d’âme vains, juste une réponse humaine à la douleur. Seuvia, fille aînée, tête d’une maison-souche, décide avec son époux de porter un enfant afin de remédier à la détresse d’un couple-ami qui ne peut concevoir. Cette profondeur d’émotion, cette logique de survivance se retrouvait, portée par le même style, charnel, ancré dans la réalité des choses, (écho de certains textes de Jean Giono) dans L’homme semence publié par les éditions Parole en 2006.

L'enfant don, Jean Darot

L’Homme Semence

L’Homme Semence recèle le témoignage de Violette Ailhaud, née en 1835et morte en 1925 au Saule mort, hameau du village du Poil dans les Basses Alpes (aujourd’hui Alpes-de-Haute-Provence). Une enveloppe de sa succession ne pouvait être ouverte par le notaire avant l’été 1952 et uniquement par l’aîné des descendants de Violette, et de sexe féminin, ayant entre quinze et trente ans. Une certaine Yveline âgée de vingt-quatre ans aurait alors hérité de l’enveloppe et du texte qu’elle contenait, et l’aurait confié aux éditions Parole en 2006, maison dirigée alors par Jean Darot, son fondateur.

Le livre a un tel succès que de nombreuses troupes de théâtre vont s’en emparer, qu’il sera adapté dans le film Le Semeur, (sorti le 27 septembre 2017) réalisé par Marine Francen, et sera traduit dans de nombreuses langues (on peut souligner celle en anglais par Nancy Huston). Le sujet est aussi lié à l’Histoire : le coup d’état du 2 décembre 1851 de Louis-Napoléon Bonaparte déclenche la révolte de nombreux républicains et des soulèvements jusque dans les campagnes où s’exercera une violente répression, les hommes sont tués, emprisonnés, déportés (la plupart en Algérie). Nombreux sont les villages où les femmes restent seules. Dans le village de Violette, les femmes font un pacte : le prochain homme qui viendra sera leur mari à toutes afin que le cycle de la vie continue… ce sera « l’homme-semence ».

L’histoire, puissante, poignante, est aussi étudiée au lycée. Le 17 mai dernier, la classe de terminale spécialité Histoire des Arts de Madame « K » (Madame Kmieckowiak) recevait au lycée international de Luynes la comédienne et musicienne Kimsar pour son adaptation de L’Homme Semence. Au rythme foisonnant des phrases qui épousent avec souplesse les diverses tonalités de la narration, se greffe l’imaginaire musical de Kimsar. Les sons accordent leurs prolongements aux mots, leur offrent un écrin subtil, offrent leur langage, commentent, ajoutent, amplifient, ironisent parfois, espiègles, se refusent à la paraphrase, mais nimbent l’univers poétique de leur palette variée, guitare rêveuse, percussions haletantes, tempo de slam, lyrisme emporté, ton du guide local… On se laisse porter par un texte que l’on a déjà lu maintes fois, on le redécouvre, avec une saveur nouvelle, bouleversante.

Kimsar interprète L'Homme Semence de Jean Darot

Kimsar joue L’homme semence © DR

Il s’écoule plus de deux ans avant qu’un homme n’apparaisse au village de Violette : « ça vient du fond de la vallée. Bien avant que ça passe le gué de la rivière, que l’ombre tranche, en un long clin d’œil, le brillant de l’eau entre les Iscles, nous savons que c’est un homme. Nos corps vides de femmes sans mari se sont mis à résonner d’une façon qui ne trompe pas. Nos bras fatigués s’arrêtent tous ensemble d’amonteiller le foin. Nous nous regardons et chacune se souvient du serment. Nos mains s’empoignent et nos doigts se serrent à en craquer les jointures : notre rêve est en marche, glaçant d’effroi et brûlant de désir. »

Les questions intelligentes et sensibles des élèves rendent grâce à cette interprétation, sa construction fine, sans cesse en équilibre loin de tout pathos de pacotille.

Revendication de paternité

Violette Ailhaud, quelle auteure ! et pourtant, elle aussi est une élaboration romanesque due à son éditeur, Jean Darot, qui explique : « comme je venais d’éditer son « petit frère », L’enfant don, j’ai, à dix-huit ans d’écart, décidé de reconnaître ma « paternité ou maternité ». J’ai choisi le prénom Violette parce que ce n’est pas un nom chrétien, il n’appartient pas à la religion qui a tant accablé les républicains de 185, et le nom Ailhaud est emprunté à André Ailhaud (dit Ailhaud de Volx, 1799-1854) qui fut le chef des républicains du département des Basses-Alpes, qui est le département qui s’est le plus soulevé pour le maintien de la République, il participa à la prise de la préfecture de Digne le 6 décembre et commanda les troupes républicaines qui firent battre en retraite l’armée bonapartiste le 9 décembre lors de la bataille des Mées. Il sera déporté à Cayenne où il mourra du scorbut.

L'Homme Semence de Jean Darot aux éditions Parole

Pourquoi ce livre et pourquoi sous pseudonyme ? J’avais plusieurs collections dans ma maison d’édition Parole, un jour, j’ai reçu un texte qui a fait naître la collection « Main de femmes ». Mais je ne recevais rien d’autre qui puisse entrer dans cette collection, et avec un seul livre, ce n’est plus vraiment une collection ! Alors j’ai écrit moi-même un texte. Il fallait qu’il soit signé par une femme, c’est ainsi qu’est née Violette Ailhaud » …

L’Homme Semence a été joué par Kimsar au Lycée international de Luynes le 17 mars

Pas d’ennui au Théâtre des Ateliers!

Pas d’ennui au Théâtre des Ateliers!

Peter Brook est parti pour son dernier voyage le 2 juillet 2022. Sans doute la période estivale n’a pas été propice aux hommages que le théâtre doit au metteur en scène qui concevait la scénographie comme « espace vide » pour l’« art autodestructeur » qu’est le théâtre.

Alain Simon, directeur du théâtre des Ateliers, a consacré trois soirées à la lecture des textes de l’artiste sous le titre générique de Peter Brook, l’influence. Ont déjà été données les lectures L’espace Vide (novembre 2022) et Entre deux silences (février 2023). Le troisième volet réunissait sur scène Jean-Marie Broucaret, comédien, metteur en scène, formateur, directeur artistique du Théâtre des Chimères à Biarritz entre autres activités et Alain Simon en un duo de haute volée sur une lecture augmentée du texte publié chez Actes Sud, Le diable c’est l’ennui. Il s’agit de la transcription des « leçons de théâtre » dispensées par Peter Brook lors des journées des 9 et 10 mars 1991 à l’Atelier du Chaudron à la Cartoucherie de Vincennes lors de sa rencontre avec les enseignants et artistes responsables des classes Théâtre et Expression dramatique des sections A3 de plusieurs lycées de France, sous l’égide de la Direction du Théâtre et des Spectacles au Ministère de la Culture. L’objet de ces journées s’organisait sur une réflexion autour du livre L’Espace vide (éditions du Seuil) inscrit alors au programme du baccalauréat. Le caractère vivant, le flux des mots, des détours de la pensée, leur spontanéité, sont remarquablement préservés dans cet ouvrage ponctué de courts exercices et de questions des participants.

Au théâtre des Ateliers, ces questions transcrites sur de petits feuillets sont distribuées par les deux acteurs à quelques spectateurs afin d’être formulées au moment opportun, mimant les échanges des séances de travail de la rencontre de mars 1991. Les interventions de Peter Brook se voient réparties entre les comédiens. La complexité de la pensée du metteur en scène anglais se voit ainsi soulignée, développée. Le terme de réflexion prend alors tout son sens : dialogue intérieur qui s’organise en une quasi dialectique profonde et argumentée. De longues assertions sont alors exposées, démontrées, puis infirmées pour trouver dans de nouveaux rebondissements, parfois opposés, des conclusions provisoires et neuves.

Le diable c'est l'ennui, pièce à partir d'un texte de Peter Brook a été jouée par Alain Simon et Jean-Marie Broucaret au théâtre des Ateliers

Photographie (© THéâtre des Ateliers) : démonstration des « coussins » lors de la conférence de Peter Brook, reprise avec jubilation par Alain Simon et Jean-Marie Broucaret

Les intonations, les rythmes varient selon les porteurs de paroles, lecteurs qui parfois se détachent du texte imprimé pour lever les yeux vers les spectateurs et s’adresser à eux, accordant une vie et une présence troublantes aux propos qui dessinent une poétique passionnante. 

On suit Peter Brook, seul devant un public dans l’ombre amphithéâtre, exigeant l’inconfort d’une petite salle où les gens se pressent, mais se voient, établissant une proximité qui rend le discours proche, l’ancre dans une réalité concrète, oblitérant tout type de relation surplombante. Dans l’amphithéâtre, Peter Brook raconte : « je me suis trouvé́ sur une plate-forme devant un grand trou et, quelque part tout au fond, des gens dans le noir. Alors que je commençais à parler, je sentais que tout ce que je disais, les mots qui se formaient dans ma bouche étaient absolument sans intérêt (…) J’ai découvert par expérience combien la relation que nous vivons actuellement, entre une personne qui parle et un groupe qui écoute, est importante. » Il montre alors sa transformation dans la relation autre qui s’instaure avec les autres personnes, « les questions comme les réponses venant beaucoup plus naturellement ». Nous le voyons jouer hors des théâtres, dans des cafés, des ruines, des places de village et constater combien est révélatrice l’expérience de jouer en voyant la tête des spectateurs. Cette « relation directe » transforme le jeu.

L'espace vide, Peter Brook

Au début, il insiste, « pour que quelque chose de qualité puisse advenir, il faut qu’un espace vide se crée. Un espace vide permet à un nouveau phénomène de prendre vie. (…) Tout ce qui touche au contenu, au sens, à l’expression même, à la parole, à la musique, aux gestes, à la relation, à l’impact, au souvenir qu’on puisse garder soi-même… tout cela n’existe que si cette possibilité d’expérience fraîche et neuve existe également. Or aucune expérience fraîche et neuve n’est possible s’il n’existe pas préalablement un espace nu, vierge, pur, pour la recevoir. » On aimerait tout citer, renouer le fil des phrases, dans leur légèreté d’expression, avec leurs mots simples et clairs, et leur profondeur. Reprendre la lecture, revenir au livre, le ressasser, tenter d’en préserver l’essence, s’en servir comme pierre de touche pour voir, écouter… le « spectacle » s’achève par un échange, une conversation au cours de laquelle Alain Simon et Jean-Marie Broucaret racontent, témoignent, combien le travail de Peter Brook a influé sur leur approche du théâtre, leur manière d’en faire, et de le transmettre. Il ne s’agit pas d’édicter des règles du théâtre, de proposer un cours magistral et dogmatique, mais de faire bouger les lignes, « d’ébranler les notions », de fuir « l’ennui (qui), tel le diable, peut surgir à chaque moment »…

« La seule justification de la forme théâtrale est la vie ». Une définition que ne peut renier le théâtre des Ateliers !

Le diable c’est l’ennui par Jean-Marie Broucaret et Alain Simon a été donné au Théâtre des Ateliers à Aix-en-Provence le 10 mai.

Du chant du bouc et autres tragédies…

Du chant du bouc et autres tragédies…

On ne saurait vanter suffisamment la qualité de l’enseignement artistique dispensé à l’AMU. Le cursus théâtre invite les étudiants à expérimenter cet art dans toutes ses dimensions, depuis le plus visible, jeu, mise en scène, scénographie, lumières, sons, mais aussi diffusion, relation avec les publics, communication avec la presse, bref, une approche qui arpente de A à Z la production théâtrale et ses conditions. Quel bel apprentissage pour les « oeuvriers » (selon le terme créé par Danielle Bré, première directrice du théâtre de l’université) que deviennent alors les étudiants !

Cette année, la tragédie (est-ce dans l’air de nos époques troublées ?) est à l’honneur chez la section Arts de la scène. Le metteur en scène Mathieu Cipriani avait carte blanche pour mener en trois semaines (et quelles semaines ! il a fallu délocaliser les répétitions en raison de l’occupation militante de la faculté) une création avec les étudiants. L’œuvre choisie, Gibiers du temps de Didier-Georges Gabily, offrait aux jeunes acteurs un texte puissant, difficile et dense, une véritable gageure ! Le travail très précis du metteur en scène, son choix d’une scénographie en épure rythmée par des lignes géométriques qui dessinent les espaces où les morts, amorces des mythes, se retrouvent et nous parlent parfois, renonçant à leur silence. Les trois temps, larges chapitres de la pièce s’intitulent respectivement Thésée, Voix et Phèdre, fragments d’agonie

Les gibiers du temps, pièce donnée au Théâtre Vitez D'aix-en-Provence par les étudiants de l'AMU

Gibiers du temps © Delphine Fouque

Pour faire simple, il s’agit du parcours de Thésée de retour dans une immense cité qui était peut-être la sienne et qu’il ne reconnaît pas, peuplée de personnages contemporains et de figures venues de la mythologie. Le catapultage des époques constitue la première acrobatie du texte et permet de réinterroger la survivance et la validité des grands mythes qui ont construit notre manière d’appréhender le réel. Se glissent des citations, le « sortez » de la Roxane de Racine, un fragment du Cyrano de Rostand… Le contexte est celui de la guerre en Bosnie (il pourrait être situé dans n’importe quel pays). à l’horreur de la guerre et de ses morts répond l’obscénité du vocabulaire et des gestes, comme l’ingestion lente et source de dégoût de l’instrument du viol subi par l’une des protagonistes. La violence est partout dans cette pièce-monde aux contours baroques dans son foisonnement. La lutte des classes, les revendications contre le patriarcat viennent se conjuguer au récit mythologique, créant une tension entre l’univers d’Euripide et celui d’un Brecht, thématique un peu scolaire et rigide dira-t-on mais portée avec un indéniable talent par les jeunes acteurs qui savent impulser un rythme et une vivacité souvent drôle à la tragédie. Un vent de fraîcheur dans un monde de brutes…

Spectacle donné du 2 au 5 mai, théâtre Vitez, Aix-en-Provence

Les photos sont de Rémy Soïme et Delphine Fouque

Un regard au scalpel

Un regard au scalpel

Dernier volet du triptyque de l’année, « trois autrices, trois comédiennes, une parole limite », Putain de Nelly Arcan était porté sur le plateau du théâtre des Ateliers, dans une mise en scène d’Alain Simon qui expliquait après la représentation combien la lecture de cette autofiction avait été une « claque » pour lui : « un style dépouillé jusqu’à l’os, et quelle approche décapante ! ».

Putain, paru en 2001, valut à son auteure, Isabelle Fortier, alias Nelly Arcan, une sélection pour les prix Médicis et Femina. La presse mais aussi le monde universitaire s’empara très vite de ce texte, « œuvre polysémique qui dit plusieurs choses sur plusieurs couches, (…) et oscille entre l’émancipation et l’aliénation » explique Catherine Parent, chargée du cours Nelly Arcan, héritages, représentations et filiations à l’Université Laval (Canada).

Seule sur scène, assise sur un canapé dans sa petite robe rouge, face à une psyché située face à elle de l’autre côté du plateau, la jeune actrice, Nina Sikora, attend le public, absorbée par son image. Le temps de la pièce, elle sera Cynthia, le personnage de Nelly Arcan, jeune étudiante qui se prostitue, non parce qu’elle aurait été, selon la plupart des clichés victime de violences, mais plutôt parce qu’elle se complaît dans une satisfaction narcissique de la beauté. Au cours de son soliloque adressé sans doute à un psychanalyste muet, elle explique son choix de se prostituer : il s’agit d’échapper à l’abandon et à la répétition de celui de sa mère dont le corps se défait, s’enlisant dans le flasque des chairs, délaissée par un père amateur probablement de jeunes femmes prostituées. 

Nina Sikora dans Putain de Nelly Arcan au théâtre des Ateliers, Aix-en-Provence

Putain au Théâtre des Atelier, Aix-en-Provence, Nina Sikora © Cagliari

L’obsession du diktat de la beauté traverse tout le récit. La blondeur et les formes fermes et « bien placées » sont le garant du regard des autres, leur perte est aussi synonyme d’invisibilité… La haine pour la mère qui n’a pas gardé son corps de jeune fille se double du fantasme de l’inceste. Le schéma individuel prend des allures cosmiques. La multiplication des « clients » annihile les individus et universalise le propos.

« Elle », un « elle » durassien, devient objet d’observation, établissant une distanciation à la fois littéraire et politique entre le « je » et l’être. Cynthia est « toutes les femmes », comme ses clients, gros, gras, vieillissants, laids, « tous les hommes » censés, tous, convoiter leurs propres filles. L’individu se perd dans la masse, se transforme en abstraction sur laquelle peuvent se poser des schémas généralisants.  La chair, objet de convoitise, entre dans un modèle économique consumériste qui efface les personnes en une généralisation où elles se perdent. « Le sexe n’est plus un tabou, mais une obsession collective. La société de consommation exige que l’on ne se prive de rien, pas davantage de l’orgasme que du reste. » Il est cependant difficile de classer ce texte coup de poing dans la littérature féministe, tant la défiance envers les autres femmes est grande (les autres femmes sont des rivales, même l’enfant qu’elle aurait pu avoir). Le narcissisme du personnage l’empêche de porter sa réflexion sur la condition féminine même lorsqu’il affirme « mon corps est un lieu de résonance, et les sons qui sortent de ma bouche ne sont pas les miens, je le sais, car ils répondent à une attente ». L’auteure se suicida à trente-six ans, incapable d’accepter le vieillissement, considéré comme une perte de soi, du désir que le corps jeune peut susciter. Le système patriarcal est dénoncé avec force ainsi que les rapports de domination qu’il instaure. Nina Sikora porte avec une énergie et une justesse bouleversantes ce texte puissant à la langue novatrice, articule les extraits choisis par le metteur en scène par un jeu en épure, varie les rythmes, passe du ton de la conteuse à celui de la performeuse, assène les passages les plus incisifs ou les plus crus puis prend le ton de la confidence. Le public endosse le rôle du miroir, qui renvoie à la narratrice son image, universelle théâtralisation du monde…

Spectacle donné du 29 mars au 2 avril au théâtre des Ateliers, Aix-en-Provence

Tout’émotionnante!

Tout’émotionnante!

Après un dernier temps de résidence aux Pennes-Mirabeau, salle de la Capelane, le dernier opus de Cécile Rattet, véritable voyage initiatique, Tout’émotionnée, conquiert son public

« J’ai commencé à travailler sur ce spectacle avant le confinement, je voulais parler des émotions, les rendre tangibles au jeune public, lui permettre de poser des mots sur ce qui est épidermique et informulé. Les deux années confinées m’ont permis de préciser pour moi aussi le sens de ce que sont les émotions. Au moment où il fallait éviter tout contact avec l’autre, où tout se repliait, devenait insipide, il m’est apparu encore plus clairement combien les émotions, même, surtout ?, du quotidien, minuscules sans doute, mais bien là, étaient essentielles à notre vie,à notre développement… » Cécile Rattet sourit. Voici, pour la première fois devant un public non scolaire (quelques représentations ont été données au sein d’écoles de la région), Tout’émotionnée, un seule en scène, délicieusement accompagné par le doudou Jojo. « Jour un de la grande aventure ! ». Après s’être extirpée d’un lit-fauteuil symbolique, l’exploratrice en herbe vérifie qu’elle emporte bien tout pour son voyage, « une passoire pour regarder le soleil à travers », « des petits cailloux, mieux que des miettes de pain », des « madeleines pour la faim », des « mandarines pour les vitamines » … Comme « le vent a tout emporté » et que le monde est aussi « moche qu’une pizza sans olives ou qu’une crêpe sans chantilly », le parcours s’annonce monotone et peu apte à répondre à la question préliminaire « c’est quoi des émotions ? ». Au fil de ses pérégrinations, la comédienne trouve des boîtes qui renferment chacune des choses qui donnent des papillons dans le ventre et se traduisent par des onomatopées, des « argh », des « grrr », des « poc » des rires dansés et des peurs toutes bleues qui vous font vous recroqueviller d’effroi.

Cécile Rattet, Tout'émotionnée

Cécile Rattet © ArtisReflex

Bref, les émotions émergent, symbolisées par des marionnettes fantasques, la « bleue » de la peur, la « rouge » de la colère… Chaque émotion identifiée devient sable coloré recueilli précieusement dans une petite bouteille, tandis que des reliefs s’élèvent, rythment le plateau et affirment que la Terre n’a pas la platitude désolée que l’on pensait. Les couleurs se feront tableau, transmutation des émotions en art, sans doute le seul et dernier endroit capable de donner de l’éclat, du mouvement, du sens enfin à notre existence. L’aventure continue, peuplée de mots aux saveurs gourmandes et « chamboulantes ».

19 novembre 22 La Capelane, Les Pennes-Mirabeau

Merveilleux nuages

Merveilleux nuages

Délicieux spectacle de nouveau en scène, Tête en l’air par la compagnie Les petits pois sont rouges était donné à l’espace Jean Ferrat de Septèmes-les-Vallons à un public d’enfants aux parents et proches ravis d’avoir « dû » les accompagner. Une scénographie minimaliste structure le plateau par la ligne aérienne d’un fil à linge tendu entre une échelle double et un rideau qui en efface la fin, offrant une première énigme géométrique, début d’infini au cœur de la proposition à venir. Espiègle, la comédienne Cécile Rattet suspend grâce à des épingles à linge des pièces de vêtements (en fait, des papiers découpés en forme de chaussettes, pantalons, T-shirts, culottes) dont les plis sont soigneusement aplatis. Une touche de couleur suscite le rire du personnage qui semble tout découvrir avec émerveillement, tandis que l’univers sonore dessine le vent, le calme chant des oiseaux, le cours d’une petite rivière qui sera franchie en sautant sur les cailloux blancs que sont devenus les tissus de papier pliés et roulés. Des nuages naissent de la danse joyeuse de voiles de brume légère

Tête en l'air de et par Cécile Rattet

Le quotidien s’enchante avec une poésie délicate à laquelle le public enfantin est sensible. Il suivra avec intérêt la petite marionnette née d’une nuée qui s’ingénie à taquiner sa manipulatrice, à explorer ce qui l’entoure, à produire des flocons de neige. Aucune parole : sourires, mimiques, gestes, objets, compositions musicales ou sonorités piochées dans la nature, suffisent à construire un univers tout de finesse où les nuages dialoguent avec un rayon de lune à l’ombre duquel il fait bon s’endormir. Magie de l’instant…

Spectacle donné le 9 février à l’espace Jean Ferrat, Septèmes-les-Vallons, dans le cadre du dispositif départemental Provence en Scène.