Un, deux… Brahms!

Un, deux… Brahms!

Dans la série des intégrales de la 43ème édition du Festival international de piano de La Roque d’Anthéron, deux soirées étaient consacrées aux deux seuls concertos pour piano et orchestre de Brahms

Les notes du poète

Les images féminines hantent la musique de Brahms : la bienveillante attention de Clara Schumann n’est pas un mystère, ni son influence créatrice sur le musicien. Pourtant le XIXème siècle ne fut pas plus que les précédents, enclin à mettre en avant et soutenir les femmes artistes. George Sand, amie et admiratrice de Pauline Viardot, s’en inspire pour camper le personnage de Consuelo, « la plus grande, la plus prophétique de ses héroïnes » (Michelle Perrot in George Sand à Nohant). Elle écrivait à la musicienne : « ah ! que je voudrais parfois avoir quinze ans, un maître intelligent, et toute ma vie à moi seule ! Je donnerais mon être tout entier à la musique, et c’est dans cette langue-là, la plus parfaite de toutes, que je voudrais exprimer mes sentiments et mes émotions. Je voudrais faire les paroles et la musique en même temps » (ibidem). En hommage, le violoncelliste et chef d’orchestre Victor Julien-Laferrière fonde l’Orchestre Consuelo, musiciens amis qui se cooptent, d’où une magnifique unité.
C’est cet ensemble, surnommé par son fondateur « l’Orchestre des Amis de Brahms », qui accordera la souplesse et la vivacité de ses interprétations aux œuvres brahmsiennes dans l’écrin familier de la conque du parc de Florans.

La virtuosité sobre et élégante d’Adam Laloum s’attachait à l’un des plus longs concertos du répertoire, le Concerto pour piano en ré mineur opus 15 (une cinquantaine de minutes d’exécution). Si les premières représentations en janvier 1895 à Hanovre puis à Leipzig ne furent pas couronnées de succès (la représentation de Leipzig fut abondamment sifflée), la musique étant jugée incompréhensible, sa reprise par Clara Schumann rendit grâce aux beautés de l’œuvre, conçue au départ comme une symphonie. La part orchestrale ne laisse pas dominer sans réserve le soliste, mais l’intègre à son climat fantastique où sourdent les légendes.
Le spectaculaire est évité, le piano fusionne avec les autres instruments, puis entame un dialogue nourri avant d’introduire de nouvelles atmosphères, les cordes jouent en sourdine soutenues par les cors en un mouvement intimiste puis le piano s’épanche en tournoiements lyriques qui peuvent faire allusion à l’amour que Brahms porte à Clara.

Adam Laloum au Festival international de piano de La Roque d'Anthéron

Adam Laloum © Valentine Chauvin 2023

La coda et les trilles qui achèvent le deuxième mouvement subjuguent par leur subtile légèreté. Le dernier temps du concerto entremêle les thèmes en une danse vive. La maestria de l’interprète fait oublier l’impressionnante technique nécessaire à l’exécution de l’œuvre. Seule l’émotion reste en une palette nuancée parcourant une gamme qui va du recueillement au triomphe. Adam Laloum offrira en bis le subtil Intermezzo opus 118 n° 2 en la majeur de Brahms puis l’un de ses bis fétiche, Moments musicaux opus 94 n° 2 en la bémol majeur de Franz Schubert. Enchantements!

Sacre d’une étoile

Si la Sérénade pour orchestre n° 2 en la majeur opus 16 donnée la veille n’avait pas convaincu, la Sérénade pour orchestre n° 1 en ré majeur opus 11 nous rendait l’envergure de l’Orchestre Consuelo en six mouvements dessinés comme de délicats tableautins : lyrisme mêlé des échos pittoresques d’une fête villageoise, ciel plus inquiet rendu par les syncopes des cordes, harmonie d’une symphonie pastorale, plénitude, airs allants, mélodie des cors, éclats brillants… introduction enjouée à la pièce maîtresse que fut le Concerto pour piano et orchestre n° 2 en si bémol majeur opus 83, (composé vingt ans après le premier), joué par Marie-Ange Nguci.

Dès les premières notes, conversation entre le cor et le piano vite rejoint par les respirations des cordes, la jeune pianiste impose son jeu, clair, puissant, élégant, nuancé.
En un exercice de haute voltige, le piano se joue des arabesques, des accords profonds, des couleurs foisonnantes, des trilles aériens, des trémolos, livre l’expression pure du Sturm und Drang, le « Orage et passion » qui a scellé les débuts du romantisme allemand dans ses éclats, ses retournements, ses passages alanguis, ses cadences aux allures d’improvisation, ses échappées oniriques, ses volutes souples, ses effervescences et ses déchaînements.
Toute simple face au public, l’ancienne élève du regretté Nicolas Angelich, est souveraine et lumineuse dans son interprétation. En danse, elle serait sacrée étoile sur scène tant elle transcende la musique qu’elle aborde.

Marie-Ange Nguci à La Roque d'Anthéron

Marie-Ange Nguci © Valentine Chauvin

En bis elle montrera d’autres facettes de son immense talent en présentant le premier Mouvement du Concerto pour la main gauche en ré majeur de Ravel, l’étude n° 6, Toccata, de Saint-Saëns et Tombeau sur la mort de Monsieur Blancheroche en do mineur FbWV632 de Froberger. Éblouissements !

Concerts donnés les 13 et 14 août au parc de Florans dans le cadre du Festival international de piano de La Roque d’Anthéron

L’électronique fait son entrée à La Roque

L’électronique fait son entrée à La Roque

On le sait, le public de la musique classique vieillit et, à quelques exceptions près, ne se renouvelle guère. René Martin, directeur artistique du Festival international de piano de La Roque d’Anthéron, fidèle à son ambition de présenter un panorama actuel de l’activité pianistique contemporaine, fait se côtoyer jazz, baroque, classique, contemporain : instruments d’époque et pianos arrangés sur lesquels le clavier semble accessoire sont tous passés à La Roque. Faire sortir parfois le public de sa zone de confort tient du pari et d’une ouverture intelligente. La venue de la pianiste et compositrice polonaise Hania Rani était de cet ordre : le public de La Roque était, pour une fois, scindé en deux « camps », l’un, celui des habitués qui venaient écouter une proposition nouvelle à la fois intrigués et un peu sceptiques, l’autre, des afficionados de la musicienne, connaissant ses musiques par cœur, et pour la plupart bien plus jeunes. « Ils connaissent enfin la route pour venir à La Roque », sourient les organisateurs. 

De la fumée, un balai de faisceaux lumineux… du jamais vu en tout cas sous la conque du parc de Florans !

La musique très intuitive de la jeune artiste qui œuvre sur trois claviers (synthétiseur, piano droit et piano à queue de concert) reliés par des consoles électroniques naît avec subtilité, à partir d’accords simples, de notes fascinantes dans leurs motifs ostinato dans la lignée d’un Philip Glass. Les influences sont multiples dans le domaine de la pop et de l’électro, mais la voix légère de la musicienne apporte une saveur très personnelle et intime à aux longues plages musicales qui s’étirent au gré de son inspiration. Les fantômes sont convoqués et se mêlent au chant obsédant des cigales, en préfiguration du prochain album qui sortira en octobre, Ghosts.

Hania Rani à La Roque d'Anthéron

Hania Rani  © Valentine Chauvin 2023

 Se jouxtent la lumière et les ténèbres, le réel se mire dans l’imaginaire et se plaît à une danse proche de la transe (Dancing with Ghosts), nous interpelle avec douceur, Hello et se résout à l’opacité infrangible des êtres, I’ll never find your soul… les samples sont repris en boucles sonores, les accords s’enchaînent ad libitum, ponctués dès leurs silences par les ovations des fans. La musique crée une ambiance, indubitablement.
La formation classique de la jeune interprète est sensible dans sa technique pianistique très déliée et son souci des phrasés pailletés. Il ne faut en aucun cas opposer ou comparer cette forme musicale et celles pratiquées habituellement à La Roque d’Anthéron. Le mérite du festival est ici d’acter l’existence de nouvelles esthétiques, de les mettre en évidence, sans déroger à son exigence de qualité. Ne boudons pas notre plaisir, il n’est guère coupable !!!

Hello, concert de Hania Rani a été donné le 29 juillet au Parc de Florans dans le cadre du Festival international de piano de La Roque d’Anthéron

Cent fois sur le métier…

Cent fois sur le métier…

Parfois il arrive d’entendre qu’à « La Roque, on entend toujours les mêmes, les mêmes œuvres ». Ce soir-là, Nicolaï Lugansky, familier, ô combien, de la scène du parc de Florans, abordait un répertoire qu’il a interprété maintes et maintes fois : Moments musicaux opus 16 (de 1 à 4), Sonate n° 2 en si bémol mineur, quatre des Études-tableaux et six parmi les Préludes de Rachmaninov, à l’occasion de la Journée Rachmaninov du festival en l’honneur du 150ème anniversaire de la naissance du compositeur russe. 

« Encore ! » s’exclameront les fâcheux. Et pourtant, année après année le jeu du pianiste russe ne cesse de surprendre. Les mêmes œuvres, arpentées, réfléchies, creusées, révèlent de nouvelles nuances, se moirent de couleurs toujours plus subtiles, dévoilent des facettes insoupçonnées. L’artiste offre chaque fois une vision plus intime, plus habitée, plus construite, alliant à une époustouflante virtuosité technique, celle du fin lecteur et interprète, passeur de sens et de songes.

Le programme, intense, bénéficiait d’une feuille de salle à conserver dans les archives. En effet, chaque morceau y était présenté par Nicolaï Lugansky lui-même en une analyse tout aussi personnelle que pertinente. Un détour par la Première Symphonie pour aborder les Six Moments musicaux, présentés comme une « romance urbaine » dotée d’une « couleur élégiaque » dans le premier « moment », « d’intonations tremblantes » pour le deuxième, du « rythme d’un cortège funèbre » quant au troisième et d’une « température dynamique et émotionnelle (…) encore plus élevée » dans le quatrième moment que dans l’Étude révolutionnaire de Chopin à laquelle on le compare en raison du « mouvement tourbillonnant turbulent des seizièmes »… En effet, on se laisse transporter au fil des variations de tempi, d’atmosphère, ici, une âme rêve, là, elle s’emporte en tempêtes, s’assagit soudain, dessine des falaises, franchit les océans. La Sonate n° 2 en si bémol majeur, composée à la veille de la Première Guerre mondiale est vue comme « une prémonition du grand artiste de la tragédie humaine à venir et, en particulier, de la tragédie de sa patrie » (cette explication de Lugansky prend aujourd’hui un relief particulièrement sombre).

NikolaÏ Lugansky à La Roque d'Anthéron

Nikolaï Lugansky © Valentine Chauvin 2023

La version proposée de cette sonate est celle de Nicolaï Lugansky qui reprend des fragments de la première mouture de l’œuvre qui n’étaient pas inclus dans la seconde partition, simplifiée et la plus jouée. La légende veut que les difficultés techniques étaient telles que peu se décidaient à les affronter.

Sans aucun doute, rares sont les pianistes de la trempe de Lugansky capables de rendre avec tant de justesse et de netteté une telle œuvre : le jeu d’une précision envoûtante et d’une clarté qui s’articule jusque dans les rythmes les plus rapides (les mains volent alors, défiant la pesanteur) sait être puissant tout en restant éloquent, sensible, murmure tout en gardant une fermeté souple dans le phrasé.

La succession des Études-tableaux opus 39, n° 4, 5, 6, 8 fait un détour au pays enluminé des contes, déclame des poèmes ciselés et se perd dans l’évocation nostalgique et émerveillée d’une beauté disparue. La rêverie fluide frisonne comme une rêverie de Debussy, se fait espiègle, marque les temps, se love dans une histoire puis, fantasque, s’anime de pas de danse, à l’instar des bras de l’interprète qui s’élancent au-dessus du clavier en arabesques de danseur.

NikolaÏ Lugansky à La Roque d'Anthéron

Nikolaï Lugansky © Valentine Chauvin 2023

Généreux, le poète du piano accordait trois bis, Liebesleid (Kreisler/Rachmaninov), le septième des Dix Préludes en do mineur et pour signifier la fin, une Berceuse (opus 16 n° 1 Tchaïkovski/Rachmaninov). Une bulle poétique hors du temps.

                                                                              Concert donné le 5 août, Parc de Florans dans le cadre du Festival international de piano de la Roque d’Anthéron

Concerto pour mistral et piano

Concerto pour mistral et piano

La programmation de La Roque d’Anthéron se plaît année après année à dénicher de jeunes prodiges dont l’aisance technique ne cesse de nous surprendre. Si certains se cantonnent dans le numéro de cirque des prouesses impossibles, la plupart font preuve malgré leur jeune âge d’une intelligence et d’une maturité qui laissent présager les grands de demain. Le festival de La Roque les fait revenir, et le public a le loisir de découvrir l’évolution de ces artistes en herbe. L’année passée, Alexandra Dovgan, lauréate de maints concours internationaux, avait déjà séduit le public du haut de ses quatorze printemps par sa verve et son calme olympien. Fausse douceur, car il fallait un caractère bien trempé lors de l’édition actuelle de 2023 et résister au mistral qui soufflait en bourrasques folles ce soir-là, décoiffant les grands arbres du parc de Florans, emportant les notes, couvrant les piani, gommant les nuances, dévastant tout dans sa fièvre.

Mais, comme la Fiancée du Froid du conte russe, imperturbable, la subtile pianiste enchaînait les danses de la Partita n° 6 en mi mineur BWV 830 de Jean-Sébastien Bach avec une constance exemplaire. Le caractère paisible de la Sarabande et ses phrasés chantants, la régularité de la Courante, l’équilibre des tempi et l’harmonie des compositions, sans doute un peu trop sages, cédaient le pas devant la Sonate n° 26 en mi bémol majeur de Beethoven, dite Les Adieux (en allemand, Lebewohl, en raison du départ de l’élève de Beethoven et dédicataire de l’œuvre, l’archiduc Rodolphe, contraint de quitter Vienne occupée avec sa famille à la suite de la guerre de Wagram). Exil, regrets, absence, y sont traduits avec une discrète nostalgie tandis que le retour final exulte d’une joie expressive. 

Alexandra Dovgan au Festival de La Roque d'Anthéron

Alexandra Dovgan © Pierre Morales 2023

C’est cependant la deuxième partie du concert qui permit à Alexandra Dovgan la pleine mesure de son talent qui ne cherche pas l’éclat inutile ni l’acrobatie pour l’acrobatie, mais, avec une fine élégance sait épouser les œuvres qu’elle aborde. Les Variations et fugue de Brahms sur un thème de Haendel en si bémol majeur en firent l’éloquente démonstration. 

Le climat poétique de l’œuvre toute de gradations avant la grande fugue finale cache les trésors de technicité nécessaires à son exécution. L’immense musicienne Clara Schumann, qui créa la pièce, se plaignit souvent des difficultés qui lui donnaient l’impression que ce monument était au-dessus de ses forces ! Les Trois Intermezzi opus 117 de Brahms, souvent considérés comme le testament pianistique du compositeur plongent dans l’intimité de son âme. Ce sont les « berceuses de ma souffrance » affirme celui « qui ne riait jamais » selon ses dires. La jeune pianiste s’empare de cet univers complexe où la nostalgie et les peines se transfigurent en une contemplation mystique.

Alexandra Dovgan au Festival International de Piano de La Roque d'Anthéron

Alexandra Dovgan © Pierre Morales 2023

Une poésie profonde sourd de son jeu qui peu à peu s’affirme, conjuguant l’âge adolescent de l’interprète et la maturité d’une pièce qui porte ses regards sur le passé. La richesse harmonique de l’ensemble frémit sous la conque alors que le vent s’apaise. L’Étude opus 8 n° 12 en ré dièse, Patetico de Scriabine vient en point d’orgue lors du rappel avec ses extensions démesurées (la plus grande, ré# / sol# était trop grande même pour les mains de Scriabine !), son brillant, sa fièvre et son onirisme. 
Toute frêle dans sa longue robe rose (oui, c’est une fille), la jeune pianiste reste toute simple et tranquille alors que les gradins l’ovationnent et vibrent sous le martèlement de pieds enthousiastes.

                                                                           Le récital d’Alexandra Dovgan a été donné le 6 août à la Roque d’Anthéron dans le cadre de son Festival international de piano

Plongées romantiques

Plongées romantiques

Présenté comme le « jeune tsar du piano » (Classica), Alexandre Kantorow réenchante La Roque d’Anthéron

Une carte blanche

« La valeur n’attend point le nombre des années », sans doute rarement l’adage né de la pièce de Corneille n’a été aussi bien illustré que la soirée « Carte Blanche » offerte au jeune pianiste Alexandre Kantorow, lauréat à vingt-deux ans en 2019 de la Médaille d’Or du prestigieux Concours Tchaïkovski ainsi que le Grand Prix, décerné seulement trois fois auparavant dans l’histoire de ce concours (né en 1958). Le programme consacré à Beethoven et à Schubert abordait diverses configurations, forme concertante avec le Sinfonia Varsovia dirigé par Gordan Nikolitch, puis chambriste, réunissant Liya Petrova et son violon Hélios fabriqué à Crémone en 1735 par l’héritier de Stradivari, Carlo Bergonzi, Violaine Despeyroux et son alto Jacquot de 1863, Aurélien Pascal et son violoncelle « Maisky » réalisé par David Tecchler à Rome en 1703, Yann Dubost et sa contrebasse de Giuseppe Zanotti de 1733, et soliste enfin, sans doute les instants les plus attendus par le public tant le jeu du pianiste conjugue avec brio élégance, poésie et virtuosité.

Violon, piano et violoncelle commençaient le bal avec une œuvre de jeunesse de Beethoven, son Trio pour piano et cordes n° 1 en mi bémol majeur délicieusement volubile et brillant avant son Triple Concerto pour piano, violon et violoncelle en ut majeur, œuvre assez particulière unissant le concerto grosso et la symphonie concertante qui faisait fureur à Paris à la fin du XVIIIème et au début du XIXème siècles avec à côté de l’orchestre un groupe de solistes qui « concertent » entre eux et avec l’orchestre, ici, le Sinfonia Varsovia dirigé par Gordan Nikolitch. Cette conversation animée où l’écoute de l’autre permet des rebondissements, des surprises, des exclamations, des monologues, des voix qui se chevauchent, s’interrompent, surenchérissent, fut menée avec finesse par les trois instrumentistes liés par une longue complicité avant une deuxième partie au cours de laquelle Alexandre Kantorow, seul face à son Steinway, se glissait dans la Wanderer-Fantasie en ut majeur de Schubert dont les formes assez beethoveniennes par leur caractère exubérant ne dissimulent pas une intériorité sensible que le jeu subtil du pianiste épouse dans ses nuances les plus délicates, ses respirations, ses silences, ses modulations où se lovent les stridulations entêtantes des cigales, dialogue émouvant de la nature et du poète romantique.   

Alexandre Kantorow à La Roque d'Anthéron

A Kantorow © Valentine Chauvin 2023

Le Quintette pour piano et cordes en la majeur de Schubert, seul quintette avec piano du compositeur, est désigné par le nom La Truite en raison des variations de son quatrième mouvement sur le thème d’un lied du même Schubert, Die Forelle (la truite) inspiré d’un texte de Schubart (à une lettre près on est musicien ou poète !). L’entente entre les instrumentistes, l’élégance de leur interprétation, leurs regards parfois teintés d’espièglerie, la sensation de spontanéité, n’étaient pas sans rappeler certaines soirées données au château de l’Emperi lors du Festival international de Musique de Chambre de Provence, simplicité conviviale et intelligente au service d’une expressivité sans cesse renouvelée…

En bis, le quintette reprend avec humour le thème de La Truite puis Alexandre Kantorow s’adressa en souriant au public : « nous n’avons plus rien à jouer. On m’a forcé à jouer tout seul ». Ce sera l’Intermezzo opus 118 n° 2 en la majeur de Brahms… Délices !

Une carte concertante

Une deuxième soirée, avec une salle pleine à craquer, permettait de retrouver Alexandre Kantorow et le Sinfonia Varsovia sous la houlette d’Aziz Shokhakimov. Le pianiste offrait une interprétation très subtile et intime du Concerto pour piano et orchestre n° 1 en fa dièse mineur de Serguei Rachmaninov, œuvre de jeunesse du compositeur russe (il avait alors 17 ans) qui construisit cet opus en regard du Concerto pour piano en la mineur de Grieg.

La fougue juvénile du premier mouvement, Vivace, dont le thème n’est pas sans rappeler le générique de la regrettée émission de Bernard Pivot, Apostrophes, s’emporte avec passion, en un développement ample et mélodique. La virtuosité de l’œuvre réside sans doute dans ses contrastes, puissance grandiose et repli sur soi, élans vivaces et rêveries nocturnes. Le piano sait à merveille dessiner ces atmosphères si variées, oscillant entre les ondes tempétueuses du premier mouvement et les parfums de la mélancolie de l’Andante avant de renouer avec les échos tziganes chers au compositeur. Le lyrisme romantique de ce concerto sied comme un gant à Alexandre Kantorow qui apporte sa lecture, sa sensible poésie à une partition complexe. Sa connivence avec le chef d’orchestre, chacun admirant le travail de l’autre, autorisait une liberté neuve à cette œuvre tant de fois jouée et entendue. En bis, généreux, le jeune interprète offrait la Valse Triste de Vecsey transcrite pour le piano par Cziffra puis Chanson et danse n° 6 que Mompou dédia à Rubinstein. Une bulle de rêve…

Alexandre Kantorow et le Sinfonia Varsovia à La Roque d'Anthéron

Alexandre Kantorow Sinfonia Varsovia Aziz Shokhakimov  © Valentine Chauvin 2023

L’orchestre seul s’attacha à une interprétation enlevée de Shéhérazade, suite symphonique opus 35 de Rimski-Korsakov. La musique très imagée de cette suite s’animait avec un enthousiasme communicatif sous la direction vive et précise d’Aziz Shokhakimov qui mime, danse, vit le propos avec une intelligence parfois malicieuse et toujours spirituelle. Face à un premier violon solo dont les aigus filés tenaient de la haute virtuosité, figure de la conteuse Shéhérazade, l’orchestre, puissant, endosse le rôle du sultan. Les miniatures se succèdent, cavalcades, fêtes, tempête maritime… Les finales somptueuses figées en falaises vertigineuses et immobiles accentuent le caractère épique du conte des Mille et une nuits, les instruments solistes offrent leurs paillettes à ce kaléidoscope foisonnant (flûte, cor, basson, hautbois) qui danse dans la douceur du soir. Une nouvelle page d’enchantements à La Roque !

                                                                                      Concert donné le 7 août au parc de Florans dans le cadre du Festival international de piano de La Roque d’Anthéron

Lorsque le hip-hop rencontre le ballet

Lorsque le hip-hop rencontre le ballet

La deuxième édition du temps fort Un air de danse offre décidément une programmation d’une richesse et d’une variété qui hissent la ville musicale qu’est devenue Aix-en-Provence, grâce au foisonnement de ses festivals, au rang des lieux incontournables de la danse. 

 La programmation concoctée par Nicole Saïd (Ballet Preljocaj) aborde avec bonheur et éclectisme les divers aspects de la danse aujourd’hui. Parmi les spectateurs, danseurs et chorégraphes de la région affluent, tant ces instants sont précieux. La formule est simple : un premier spectacle gratuit précède un second payant (mais à des tarifs abordables, 10 à 20€), pour une forme plus longue.

Jeudi 27 juillet, la scène ombragée du parc Jourdan recevait pour deux pièces aux univers très différents le chorégraphe Kader Attou, fondateur de la Cie Accrorap, directeur du Centre chorégraphique national de La Rochelle en 2008 à la suite de Régine Chopinot et enfin implanté dans la Région Sud et installé à la Friche de la Belle de Mai depuis 2022. La première œuvre, Prélude, fait se rencontrer la musique de Romain Dubois, toute de crescendos ad libitum, en une spirale ascendante sans fin, et les corps des danseurs emportés dans une houle d’énergie. 

Prélude, Kader Attou © Agnès Mellon

Prélude, Kader Attou © Agnès Mellon

Véritable hommage au hip-hop, Prélude pour neuf danseurs s’articule sur les pas de cette danse, invite les artistes à se surpasser en des soli d’une éblouissante virtuosité ; les évolutions d’ensemble, dont certains passages semblent être des échos de chorégraphies de La Horde : face au public, en une affirmation réitérée des gestes libérés de toute contrainte, habités de la sève même de la vie. Les respirations dessinent les mouvements, se plient aux rythmes, apportant une intensité ébouriffante au propos. 

Aux sources des émotions

Symfonia Pieśni Żałosnych, inspirée au chorégraphe en 2010 par la Symphonie n° 3 dite « des chants plaintifs » de Henryk Mikołaj Górecki, lui permet d’inscrire son travail dans l’humus des émotions. Cette écriture de l’intime qui évoque souffrance, douleur, amour, joie, emprunte aux divers vocabulaires de la danse, depuis le hip-hop fondateur dont les élans sismiques parcourent les corps de quelques danseurs, à des formes de ballet très contemporaines en passant par des références venues des danses populaires. Vue par Kader Attou comme un hymne à la mère, à la création, sur la version de la soprano Dawn Upshaw avec le London Sinfonietta, la musique aérienne laisse toute latitude aux dix danseurs pour inventer leurs propres scansions atteignant une universalité délicate à l’image des bras mouvants de la danseuse qui ouvre la pièce après des arrêts sur image de l’ensemble.

Symfonia Pieśni Żałosnych, Kader Attou © JC Couty

Symfonia Pieśni Żałosnych, Kader Attou © JC Couty

Les ralentis poussés à l’extrême, les accélérations, les courses croisées où personne ne se rencontre, les amas de corps qui suivent les mouvements insensibles d’une danseuse tel un pistil debout, les effets des amples manteaux doublés endossés pour le final, tout concourt à une poésie étrange et envoûtante jusqu’au bout des doigts des danseurs en une humanité qui se réconcilie.

Spectacles donnés le 27 juillet au parc Jourdan, Aix-en-Provence, dans le cadre de Un Air #2 Danse.