Et si déjà le monde n’était plus qu’une légende?

Et si déjà le monde n’était plus qu’une légende?

La création 2021 du chorégraphe et directeur du KLAP, Michel Kéléménis, Légende, s’adresse aux enfants, mais aussi aux grands par son universalité. Certes, à l’instar des livres pour enfants, pas de grandiloquence ni de recherche indigeste, mais un condensé d’inventivité, de délicatesse, d’humour, qui nous amène à réfléchir, passés les premiers émerveillements et les premiers rires. Le point de départ s’ancre dans une dystopie à laquelle bien des signes actuels semblent prédisposer notre avenir : les animaux ont disparu de la Terre, seuls restent les êtres humains. 

Légende, spectacle de Kéléménis donné au Pavillon Noir, Aix-en-Provence

Légende de Michel Kéléménis © DR

Ils sont quatre sur scène, les survivants de l’apocalypse, Claire Indaburu, Hannah Le Mesle, Maxime Gomard, Anthony Roques, comme surpris d’exister encore alors que tout s’est dissipé. Subsiste comme animal de compagnie un très spirituel petit robot (un projecteur qui s’anime et dont les « yeux » bougent et changent de couleur en fonction de ses émotions), digne héritier de Wall-E (le petit héros mécanique du film éponyme d’Andrew Stanton). Pas d’apitoiement ni de lamento sur le temps passé. Les interprètes font revivre par leur danse la faune absente, réinventent les démarches, les attitudes, les tenues, et déploient une fresque drôle voire potache, où leurs souvenirs nimbés d’une imagination fertile ou l’inverse peu importe, reconstituent l’idée des éléphants, des cygnes, des hémiones, les poules… La musique du Carnaval des animaux de Saint-Saëns permet de décrypter ce qui pourrait être obscur dans l’identification des spécimens représentés. Des séquences dues aux créations électro d’Angelos Liaros-Copola viennent ajouter un autre dynamisme et ancrent le propos dans l’hypothétique futur qu’il décrit. La danse s’orchestre en tableautins expressifs au cœur desquels les danseurs deviennent les acteurs de leur propre mythologie, émouvants, drôles, architectes d’une histoire rêvée.

Les corps sont des idées dont la mouvante géométrie se développe avec une élégante vivacité. La précision des gestes, le sens toujours présent dans le moindre pas, l’intelligence espiègle d’une narration qui ose les détours les plus insolites et fonde un bestiaire qui tient tout autant de celui que nous connaissons que de celui d’un Brueghel, associant à l’observation du réel les ajouts les plus incongrus, créant une arche de Noé fantastique où des êtres mirifiques s’envolent, d’autres plongent dans les eaux calmes d’une mer onirique, d’autres encore arpentent la terre, s’y cachent, trouvent des arbres improbables, des nids étranges. L’acrobatie s’immisce dans la grammaire de la danse, apporte l’élan de ses pirouettes à la volonté de sauver un monde perdu… celui de notre humanité aussi nimbée des superbes lumières de Bertrand Blayo.

Spectacle donné au Pavillon Noir le 25 mars

Alexandre Kantorow, l’âme du piano

Alexandre Kantorow, l’âme du piano

Ce jeune pianiste, (il est né en 1997), fait déjà partie du cercle très fermé des plus grands interprètes de son temps. On l’avait découvert tout jeune récipiendaire et premier français à l’obtenir, du premier prix du concours Tchaïkovski de Moscou, cette médaille Fields des pianistes, au festival de la Roque d’Anthéron. Depuis, chaque concert découvre un jeu toujours plus approfondi, plus virtuose (non par une volonté d’esbrouffe gratuite mais par une lecture de plus en plus fine et réfléchie des œuvres).

Au festival de Pâques, Alexandre Kantorow proposait un programme intelligemment construit, croisant autour de thèmes de lieder trois étoiles romantiques, Johannes Brahms, Franz Schubert et Franz Liszt. Du premier, la Sonate pour piano n° 1 en ut majeur, opus 1 dont l’allegro est inspiré du lied Verstohlen geht der Mond auf (La lune se lève furtivement) déclinait les éclats de ses quatre mouvements dont Clara Schumann disait : « tout est plein d’imagination débordante, d’une sensibilité intériorisée et magistrale dans forme ». On y reconnaît, au détour d’une phrase de l’Andante le thème de la berceuse « la lune s’est levée ce soir, bleue, bleue, fleurette bleue », les notes émergent du halo des songes, lumineuses, des vagues souterraines naissent, qui soudain déferlent… 

Alexandre Kantorow au Festival de Pâques 2023

Alexandre Kantorow, Festival de Pâques 2023 © Caroline Doutre

Le pianiste relève les manches, artisan face l’ouvrage dont il va tirer le meilleur parti. Un instant de concentration, afin de renouer le fil avec l’esprit du compositeur disparu, et les mains immenses s’emparent de l’instrument le transforment en vecteur de l’âme, prolongement du geste créateur. Le maître d’œuvre éprouve les possibilités de son outil, puissance des cordes, fragrance des battements, poésie des résonances, capacité de rebond des quatre-vingt-huit touches, harmonies des accords, convoque les orages, alchimiste inspiré…

Les transcriptions de lieder de Schubert par Liszt qui affectionnait aussi cette forme d’hommage propice aux variations et aux instants de virtuosité pure déroulent, (à l’instar d’un livre antique, volumen enroulé sur sa fine baguette, l’umbilicus), une palette foisonnante et nuancée tournant autour du thème originel, lui ajoutant des pages nourries de la fantaisie du moment, de l’état d’esprit de l’interprète, de sa lecture des pages auxquelles il apporte sa contribution. Artistes passeurs conciliant la citation et l’invention… On revenait aux sources du premier lied transcrit par Liszt avec la Fantaisie en ut majeur, op. 15, D. 760, « Wanderer Fantaisie » de Schubert, « Fantaisie du randonneur ou du voyageur », la seule publiée du vivant de son compositeur qui aurait dit à son propos « Das Zeug soll der Teufel spielen » (« c’est le diable qui devrait jouer ça ») tant sa partition est techniquement difficile au point que lui-même se sentait incapable de jouer correctement le final ! Pittoresque, ligne vocale en épure, élans joyeux et mélancolique clairvoyance, alternance de bouillonnements inspirés et d’humeurs alanguies dont les ombres peu à peu s’éclairent, toutes les fluctuations d’une âme se retrouvent là, condensées dans un espace hors du temps. Le langage se passe alors des mots, et l’indicible n’a besoin que de la conjugaison des notes pour s’incarner.

Alexandre Kantorow au GTP lors du Festival de Pâques 2023

Alexandre Kantorow au Festival de Pâques 2023 © Caroline Doutre

Le dernier des cinq rappels que généreusement l’artiste offrit à un public debout (une rareté au Grand Théâtre !), La Marche Turque de Mozart était interprétée dans l’esprit de Liszt : objet de variations ébouriffantes d’une liberté et d’une espièglerie jubilatoires.

Le lied schubertien Der Wanderer (composé sur un poème de Georg Philipp Schmidt) s’achève par une justification d’un voyage sans fin, vécu comme une quête tout aussi exigeante qu’impossible : « là où tu n’es pas, là se trouve le bonheur ! ». Ce soir-là au Grand Théâtre de Provence, c’était bien là où nous étions qu’était le bonheur !

Concert donné au Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence le 9 avril 2023

La voix, cet instrument de l’émotion

La voix, cet instrument de l’émotion

En avant-première des manifestations de la Vague Classique, était donné dans l’écrin de la Collégiale Saint-Pierre un concert d’anthologie réunissant sur une même scène l’Ensemble Matheus dirigé par le violoniste Jean-Christophe Spinosi et la mezzo-soprano Cecilia Bartoli dans sa robe verte de fée. Deux compositeurs baroques, Vivaldi et Haendel, étaient au programme.

 L’orchestre, finement mené, sculptait chaque pièce et en laissait percevoir de nouvelles saveurs. Jamais on n’avait entendu de tels contrastes dans les premiers mouvements de L’Été (L’Estate) et de L’Hiver (L’Inverno) des Quatre Saisons de Vivaldi, avec des pianissimi délicats, posés sur le fil, et des élans incandescents. Chaque passage était saisi dans la justesse de son propos, nuancé, ciselé, creusé en intaille, que ce soit l’Ouverture de Rinaldo de Haendel, où apparaissent jardin, oiseaux, dialogues amoureux, tableautins imagés au cœur desquels l’imagination se joue, ou l’Ouverture et la Suite de danses d’Ariodante qui dessinent des pas de ballets, glissant de la gavotte au rondeau et à la bourrée. 

Cecilia Bartoli, Vague Classique à Six-Fours-les-Plages avec l'Ensemble Matheus dirigé par Jean-Christophe Spinosi

Bartoli_Matheus©sixfoursvagueclassique_02avril2023

La cantatrice apportait aux airs la délicatesse de ses aigus et la largeur de ses graves, mais surtout les interprétait en actrice. Sublime dans le célébrissime Lascia la spina cogli la rosa (Aria du plaisir dans Il trionfo del tempo e del disinganno), toute colère dans l’air de la jalousie de Melissa de l’Amadigi di Gaula, elle savait aussi jouer avec l’orchestre, prenant le public à témoin, espiègle, donnant la réplique à la flûte piccolo (Jean-Marc Goujon) de l’Augelletti, che cantate jusque dans la travée de la nef, au milieu des spectateurs, bouleversés par une telle proximité avec l’artiste. 

Cecilia Bartoli et l'ensemble Matheus dirigé par Jean-Christophe Spinosi à la Collégiale Saint-Pierre dans le cadre de Vague Classique

Cecilia Bartoli et Ensemble Matheus le 2 avril 2023 ©sixfoursvagueclassique

Tragédienne, amoureuse, vengeresse, mélancolique, Cecilia Bartoli fut tout, émouvante, lumineuse. Son passé de danseuse transparaissait dans ses mimes, ses pas esquissés sur scène, la position de ses bras qui redessinaient l’espace. On rit à son duo/duel avec la trompette (Bruno Fernandes) qui avait d’abord jouté avec le hautbois (Daniel Bates). C’est elle qui remporta la palme lorsque les deux complices s’emballèrent dans un air de jazz qu’elle reprit avec maestria en un Summer time (Porgy and Bess) virtuose, foisonnant d’entrechats et d’ornementations jazzées et baroques. Éloquente démonstration que le classique est par essence populaire. Moment de grâce vivifiant.

 

 Concert donné le 2 avril Collégiale Saint-Pierre, Six-Fours-les-Plages

À venir dans le cadre de la Vague Classique

Nuits du Cygne  27 mai au 18 juin

Festival de la Collégiale 1er au 19 juillet

Concerts de la lagune 2 au 16 septembre

www.sisfoursvagueclassique.fr

Le Festival de Pâques fait son cinéma

Le Festival de Pâques fait son cinéma

Une ouverture consacrée aux musiques de film, « musique française uniquement », précise Renaud Capuçon, maître d’œuvre auprès de Dominique Bluzet et du CIC de cette manifestation qui fête son dixième anniversaire 

Certes, quelques puristes ont pu rechigner et trouver qu’une ouverture de festival par des musiques de film, ce n’était pas forcément dans l’esprit d’une manifestation qui porte à ses sommets la grande musique classique. Ce à quoi l’on pourrait objecter que les frontières entre les musiques sont bien artificielles et que la maestria des instrumentistes ou des compositions ne dépend pas du genre interprété. Choisir d’ouvrir la dixième édition du prestigieux festival de Pâques par un concert dédié aux musiques de films, pouvait sembler une gageure, ce fut un triomphe et la démonstration lumineuse que la « musique de cinéma » est aussi de la grande musique, construite, élégante, abstraite ou figuraliste selon les propos, puissamment ancrée dans nos imaginaires, et libre de tout besoin du support de la pellicule, l’inverse n’étant pas prouvé…

 Duncan Ward, le chef que l’on retrouve tous les étés au Festival d’Aix aux côtés de l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée, apportait sa fougue et son intelligence fine des partitions au superbe ensemble Les Siècles Pop. En souriant, il confiait que Renaud Capuçon souhaita d’emblée travailler ces musiques avec un orchestre choisi parmi les meilleurs. Cette musique que les deux complices aiment devait être traitée de la même manière que celle répertoriée comme « grande ». 

Festival de Pâques 2023- Renaud Capuçon- Duncan Ward-Les Siècles © Caroline Doutre

Festival de Pâques 2023- Renaud Capuçon- Duncan Ward-Les Siècles © Caroline Doutre

« Ce n’était pas « too much » de reprendre Love story de Francis Lai ? » demandait le violoniste à l’issue du concert à ses amis qui le rassurèrent : irréprochable fut l’éclectisme et la qualité du florilège présenté, passant d’œuvres de Georges Delerue dont on ne dira jamais assez qu’il fut un immense compositeur, Francis de Roubaix, Jean-Claude Petit, Philippe Sarde, Maurice Jarre, Philippe Rombi, Alexandre Desplat, Michel Legrand, Joseph Kosma, Gabriel Yared, Vladimir Cosma (dont l’extrait saisi dans Les aventures de Rabbi Jacob déclenchèrent les rires et l’enthousiasme de la salle, tandis que le chef d’orchestre dansait, mimait, jouant avec ses musiciens avec une verve joyeuse communicative). 

Festival de Pâques, Renaud Capuçon- Duncan Ward- Les Siècles Pop- Grand Théâtre de Provence

Festival de Pâques 2023- Renaud Capuçon- Duncan Ward-Les Siècles © Caroline Doutre

Chaque pièce fut ciselée, magnifiée dans le creuset de l’orchestre dont chaque pupitre dessinait ses lignes et ses couleurs avec justesse et pertinence. Le violon solo de Renaud Capuçon aérien et incarné (oui avec cet exceptionnel musicien, c’est possible !) donnait à entrevoir des univers, des émotions, allant là où les mots ne savent plus transcrire les mouvements de l’âme humaine. « De la musique avant toute chose »…

Concert d’ouverture du Festival de Pâques donné le 31 mars au Grand Théâtre de Provence

Un regard au scalpel

Un regard au scalpel

Dernier volet du triptyque de l’année, « trois autrices, trois comédiennes, une parole limite », Putain de Nelly Arcan était porté sur le plateau du théâtre des Ateliers, dans une mise en scène d’Alain Simon qui expliquait après la représentation combien la lecture de cette autofiction avait été une « claque » pour lui : « un style dépouillé jusqu’à l’os, et quelle approche décapante ! ».

Putain, paru en 2001, valut à son auteure, Isabelle Fortier, alias Nelly Arcan, une sélection pour les prix Médicis et Femina. La presse mais aussi le monde universitaire s’empara très vite de ce texte, « œuvre polysémique qui dit plusieurs choses sur plusieurs couches, (…) et oscille entre l’émancipation et l’aliénation » explique Catherine Parent, chargée du cours Nelly Arcan, héritages, représentations et filiations à l’Université Laval (Canada).

Seule sur scène, assise sur un canapé dans sa petite robe rouge, face à une psyché située face à elle de l’autre côté du plateau, la jeune actrice, Nina Sikora, attend le public, absorbée par son image. Le temps de la pièce, elle sera Cynthia, le personnage de Nelly Arcan, jeune étudiante qui se prostitue, non parce qu’elle aurait été, selon la plupart des clichés victime de violences, mais plutôt parce qu’elle se complaît dans une satisfaction narcissique de la beauté. Au cours de son soliloque adressé sans doute à un psychanalyste muet, elle explique son choix de se prostituer : il s’agit d’échapper à l’abandon et à la répétition de celui de sa mère dont le corps se défait, s’enlisant dans le flasque des chairs, délaissée par un père amateur probablement de jeunes femmes prostituées. 

Nina Sikora dans Putain de Nelly Arcan au théâtre des Ateliers, Aix-en-Provence

Putain au Théâtre des Atelier, Aix-en-Provence, Nina Sikora © Cagliari

L’obsession du diktat de la beauté traverse tout le récit. La blondeur et les formes fermes et « bien placées » sont le garant du regard des autres, leur perte est aussi synonyme d’invisibilité… La haine pour la mère qui n’a pas gardé son corps de jeune fille se double du fantasme de l’inceste. Le schéma individuel prend des allures cosmiques. La multiplication des « clients » annihile les individus et universalise le propos.

« Elle », un « elle » durassien, devient objet d’observation, établissant une distanciation à la fois littéraire et politique entre le « je » et l’être. Cynthia est « toutes les femmes », comme ses clients, gros, gras, vieillissants, laids, « tous les hommes » censés, tous, convoiter leurs propres filles. L’individu se perd dans la masse, se transforme en abstraction sur laquelle peuvent se poser des schémas généralisants.  La chair, objet de convoitise, entre dans un modèle économique consumériste qui efface les personnes en une généralisation où elles se perdent. « Le sexe n’est plus un tabou, mais une obsession collective. La société de consommation exige que l’on ne se prive de rien, pas davantage de l’orgasme que du reste. » Il est cependant difficile de classer ce texte coup de poing dans la littérature féministe, tant la défiance envers les autres femmes est grande (les autres femmes sont des rivales, même l’enfant qu’elle aurait pu avoir). Le narcissisme du personnage l’empêche de porter sa réflexion sur la condition féminine même lorsqu’il affirme « mon corps est un lieu de résonance, et les sons qui sortent de ma bouche ne sont pas les miens, je le sais, car ils répondent à une attente ». L’auteure se suicida à trente-six ans, incapable d’accepter le vieillissement, considéré comme une perte de soi, du désir que le corps jeune peut susciter. Le système patriarcal est dénoncé avec force ainsi que les rapports de domination qu’il instaure. Nina Sikora porte avec une énergie et une justesse bouleversantes ce texte puissant à la langue novatrice, articule les extraits choisis par le metteur en scène par un jeu en épure, varie les rythmes, passe du ton de la conteuse à celui de la performeuse, assène les passages les plus incisifs ou les plus crus puis prend le ton de la confidence. Le public endosse le rôle du miroir, qui renvoie à la narratrice son image, universelle théâtralisation du monde…

Spectacle donné du 29 mars au 2 avril au théâtre des Ateliers, Aix-en-Provence

Improviser, ça ne s’improvise pas!

Improviser, ça ne s’improvise pas!

Deux concerts particuliers étaient programmés par les théâtres en ce mois de mars, bien connu pour être celui des fous d’après un vieux dicton provençal : pas de feuille de salle avec un programme, juste une note d’intention pour la représentation donnée au conservatoire Darius Milhaud le vendredi matin, rien pour celle du samedi soir au Grand Théâtre de Provence.

Aux commandes de ces évènements, deux personnalités très médiatiques et médiatisées, et malgré tout (on a parfois tendance à opposer le talent et le « trop connu ») excellents musiciens, Jean-François Zygel et André Manoukian.

Galerie de peinture

Avec pour seul titre Aix en musique, et muni d’un petit pense-bête, l’inclassable pianiste Jean-François Zygel captivait d’emblée son auditoire, partageant avec lui anecdotes, souvenirs personnels, réflexions sur la vie et la musique, surtout la musique, l’essence même de la vie. Après un petit prologue où l’artiste faisait connaissance avec l’instrument, plaquant un large accord pour en ressentir les résonances, puis arpentait les octaves afin de goûter la luminosité de chaque note, il se retournait vers les spectateurs et posait les principes de la performance du jour : une esthétique de la surprise portée à son acmé : « vous n’avez aucune idée de ce que vous allez entendre puisqu’aucun morceau n’est annoncé, et moi, je ne sais pas ce que je vais vous jouer… aussi, pas de fausse note possible, ajoutait-il en riant, elles ne peuvent être qu’une invention supplémentaire, voire expérimentale… Je propose de vous emmener en promenade par le piano et l’imagination dans les rues d’Aix, en partant de ce que je connais de la ville et de l’imaginaire que j’ai développé autour d’elle ». « Chaque ville, ajoutait-il, offre un fantastique mélange des temps, présent, passé, futur… ». 

Ces strates enchevêtrées permettent au pianiste de jongler entre les univers, ici on croit reconnaître l’influence de Debussy, là, un contrepoint de Bach, un élan de Ravel, une facétie de Satie, un éclat de Ligeti, un murmure de Chopin, un rêve de Liszt… mais c’est, à travers les rues, les places, les fontaines, le lever de soleil sur la Sainte Victoire, si subtilement arachnéen, un concert de sensations et d’émotions, un être qui nous parle, nous raconte, brosse à grands traits un cadre, y cisèle des détails, anime une saynète, s’attarde devant une porte, s’émerveille d’une réminiscence, s’amuse d’une remarque, s’émeut d’une époque révolue qui le temps d’une mesure renaît sous ses doigts. La « ville des cent fontaines bleues » conjugue mouvement perpétuel et immobilité : « c’est fascinant, une fontaine, elle est immobile, mais son eau jaillissante s’écoule sans cesse sur place : fuite inexorable du temps et permanence ». Cultivant la mise en abyme, le poète du piano évoque la place d’Albertas, construite par le marquis du même nom qui souhaitait, non y vivre, mais édifier face à ses fenêtres un décor qui réjouirait sa vue. Friand des parenthèses, Jean-François Zygel précisait les circonstances de la mort du marquis, assassiné par un certain Anicet (« quel joli prénom ! ») Martel (« j’ai vécu à Paris, rue Anicet Martel » !) … Les échos se multiplient ainsi en un temps suspendu.

Le DUEL !!!

La scène du Grand Théâtre de Provence, comble pour l’évènement, accueillait un duel au sommet, celui de deux univers portés par les deux pianistes Jean-François Zygel, le « classique », et André Manoukian, le jazzman. Les deux personnages face à face, le premier sur un piano Bechstein, le second sur un Steinway, (ils échangeront en fin de concert, Jean-François Zygel prétextant qu’après avoir choisi le Bechstein, il enviait le Steinway, de la même manière qu’au restaurant, il convoite toujours le plat de ses voisins). Le duel est amorcé plutôt en duo complice, l’un ouvre par un accord, un arpège, un motif, l’autre le suit, remodule le thème, les formules ostinato passent de l’un à l’autre, soutenant les volutes des mélodies qui s’inventent, se croisent, se titillent avec humour. 

André Manoukian et Jean-François Zygel

Duo André Manoukian /Jean-François Zygel  ©SoleneRenault / ©PhilippeGontier

L’art des conclusions est poussé à l’envie, c’est à qui posera la dernière note, « ah ! les cadences ! » sourit André Manoukian. Il n’est plus de catégorie ni d’époque musicale dans ces assauts où triomphe l’harmonie. Potaches, en un numéro bien huilé, les compères invitent des spectateurs sur scène. L’une (oui, il n’y eut que des spectatrices à venir se mesurer aux deux musiciens !) fera l’objet d’un portrait musical, l’autre dirigera avec allant les deux pianistes qui exagèreront les effets, en une joute prenant pour témoin la salle entière. Des défis seront lancés, improvisations à partir de notes lancées par le public afin,  de montrer, tels deux prestidigitateurs, qu’il n’y a pas de « truc » et que « tout est vrai », jeu avec les mains croisées, reprise d’un thème joué par l’un en le développant… Dupes ou pas, peu importe, la musique savante devient accessible, son vocabulaire expliqué avec un humour parfois un peu gras, ses envols sont alors saisis avec intérêt, le jeu est la norme, l’essentiel ingrédient d’un art qui s’ouvre ici à tous. La virtuosité prend tout son sens, l’art n’est plus le carré privé d’une élite mais, au risque de me répéter, se décline pour tous, sans se dévoyer. Bravo !

Concerts donnés le 17 mars au Conservatoire Darius Milhaud et le 18 au Grand Théâtre de Provence à Aix-en-Provence