À la lettre!

À la lettre!

Coqueluche de La Roque d’Anthéron depuis 2022 à la suite de son premier prix au 18ème concours international Frédéric Chopin de Varsovie 2021, Bruce Liu était très attendu ce 12 août sous la conque du Parc de Florans.

Pas « LE » Fazioli cette année, le piano sur lequel il avait remporté le concours Chopin et que l’accordeur Denijs de Winter avait fait venir spécialement pour lui à La Roque ! 

Est-ce la magie de cet instrument fétiche qui a manqué ? (remplacé quand même par un très beau Steinway !)
Pour commencer, la pièce symphonique, l’Ouverture de Coriolan de Beethoven, fut interprétée par le Sinfonia Varsovia qui fête cette année son quarantième anniversaire, sous la houlette du violoniste et chef Gordan Nokolić. Sans doute le « retour aux sources » était la thématique de la soirée (furent joués ensuite les Concertos pour piano 2 et 3 du compositeur), et devenait alors évident le choix d’une œuvre à l’inspiration « classique », puisqu’elle narre l’histoire du général romain Coriolan qui menaça Rome en s’alliant avec les Volsques qu’il avait autrefois combattus, et qui se suicida, résigné à la reddition devant les larmes de sa famille.
Détermination, prières, hésitations, sacrifice, l’Ouverture de Coriolan passe par tous les registres narratifs entre la révolte et l’appel au devoir, l’orchestre y éprouve sa puissance, sa capacité aux phrasés abrupts, et aux digressions veloutées.

Gordan Nokolić et le Sinfonia Varsovia, La Roque d'Anthéron © Valentine Chauvin

Gordan Nokolić et le Sinfonia Varsovia, La Roque d’Anthéron © Valentine Chauvin

Une histoire de Beethoven

La succession des deux concertos beethovéniens le deuxième et le troisième permettait de suivre l’évolution du travail du compositeur. Le premier, Concerto n° 2 en si bémol majeur (et réellement premier dans l’ordre des compositions de Beethoven, mais si remanié par son auteur qu’il obtint la deuxième place dans la nomenclature des classements !) très mozartien, était très sage, avec un orchestre équilibré dirigé de l’archet par Gordan Nokolić.

Le piano de Bruce Liu accordait à son jeu une décontraction de dandy, élégant, subtil, se révélant dans une approche très personnelle des cadences (Beethoven n’a pas laissé de trace des cadences originales, ayant l’habitude de les improviser lors des concerts). Les cigales venaient compléter cette plongée dans les prémices de l’œuvre du dernier grand représentant du classicisme viennois.
Le Concerto pour piano et orchestre n° 3 en ut mineur (l’unique concerto de Beethoven composé dans ce mode) apportait une nouvelle intensité à la soirée. La composition se détache de l’emprise mozartienne pour une inspiration plus personnelle et des traits qui seront bientôt les marques distinctives de la musique de Beethoven. La virtuosité entre comme principe de composition et installe les variations dramaturgiques. Les passages brillants du piano nous rappellent quel fantastique instrumentiste fut Beethoven qui offre au soliste une partition qui dialogue avec l’orchestre, instaurant une dynamique à la fois concise et rythmée. Certes, il y a encore des sonorités qui évoquent Mozart et c’est très beau. Une nouvelle liberté se dessine et le piano renoue avec des élans qui préfigurent le romantisme.

Bruce Liu et le Sinfonia Varsovia, La Roque d'Anthéron © Valentine Chauvin

Bruce Liu et le Sinfonia Varsovia, La Roque d’Anthéron © Valentine Chauvin

Surprises aux bis !

Bien sûr, on attendait aussi d’écouter le pianiste seul ! Il offrit parmi les 12 Romances  de Rachmaninov la n° 7, aérienne et poétique. Puis, avec humour commença la célébrissime et ressassée Lettre à Élise de Beethoven mais dans l’arrangement ragtime de Uslan. Un condensé de joie, d’espièglerie et de virtuosité pure. Un petit bonheur !!!

 Le 12 août, Parc de Florans, La Roque d’Anthéron

Un poète et un piano

Un poète et un piano

Avec ses allures d’enfant sage, le jeune pianiste Mao Fujita revient pour la troisième fois à La Roque d’Anthéron et la réenchante

Déjà en 2022 et en 2023, la fluidité narrative, la capacité à apprivoiser les pages les plus revêches et à les transmuter en évidentes paraboles avait séduit le public de La Roque d’Anthéron. Tant pis pour la cérémonie de clôture des Jeux Olympiques ! Les spectateurs étaient là, avides de retrouver ou de découvrir ce déjà grand pianiste. 
Avec un programme en mosaïque, le musicien donnait à écouter une palette aux multiples nuances. 

Mozart ou un parfum d’enfance

Les deux parties du concert débutaient par Mozart : d’abord la magnifique Sonate n° 13 en si bémol majeur K. 333 permettait d’exposer le déploiement varié des thèmes arrangés comme pour un grand orchestre. À l’évidence joyeuse de l’Allegro succède un Andante cantabile d’une subtile plénitude que l’on ne voudrait pas quitter. Enfin, l’Allegretto grazioso frappe par sa liberté et sa désinvolture. Le compositeur atteint un point d’insouciance qui lui autorise toutes les inventions. La clarté du jeu de l’interprète qui ne frappe jamais mais aborde tout avec une subtilité nuancée, dessine les espaces, met en valeur les contrastes, fait oublier sa virtuosité et ne laisse en empreinte qu’une sensibilité extrême. Derrière la fluidité limpide, la transparence, se glisse la profondeur des émotions.
En début de seconde partie, il reviendra vers Mozart et ses Douze variations en ut majeur sur « Ah vous dirais-je Maman » K.265. La poésie se teinte d’humour, « on n’est pas sérieux quand on a (25) ans ! ». La chanson enfantine se voit augmentée de fantaisie, d’acrobaties techniques, pied de nez à la simplicité du thème… le rire est aussi musique !

Mao Fujita à La Roque d'Anthéron © Valentine Chauvin

Mao Fujita à La Roque d’Anthéron © Valentine Chauvin

Une marqueterie ciselée

Les autres pièces voyagent entre les auteurs aimés. On a l’impression d’être entrés dans une bibliothèque et de feuilleter au hasard des rayons les pages d’ouvrages parfois oubliés.

Ainsi on croise Les Fêtes, extrait de Cerdaña de Déodat de Séverac. Sans doute parce qu’admirateur de Mistral et royaliste, ce compositeur que la postérité a baptisé le « musicien paysan », a été mis de côté. Pourtant, Vladimir Jankélévitch écrivait à son propos « Déodat de Cerdagne prolonge à cet égard l’heureuse humeur de l’impressionnisme». La partition étonne, n’est pas sans évoquer Ravel, passe de factures anciennes à la plus grande modernité avec l’apparition de paysages fulgurants.

Mao Fujita à La Roque d'Anthéron © Valentine Chauvin

Mao Fujita à La Roque d’Anthéron © Valentine Chauvin

La Barcarolle en fa dièse majeur opus 60 de Chopin frissonne dans l’air du soir avec ses suspensions, ses apaisements son lyrisme, ses harmonies d’une infinie tendresse qui semblent approcher les mystères des êtres. La Sonate n° 1 en fa mineur opus 1 de Prokofiev a des accents de Scriabine et de Schumann. Ses ruptures de dynamique, sa pulsion interne, ses articulations, sa puissance semblent domptées par une certaine tendresse qui ironise sur les grands élans.

Les Kreisleriana que Schumann dédia à Clara qui deviendra sa femme, sont traitées sur le même tempo rapide que prend Martha Argerich dans ses enregistrements. Les huit pièces de cet ensemble inspiré de l’un des personnages d’Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, mettent en scène Johannès Kreisler, cet archétype du musicien romantique aux errances hallucinées. Naissent à son propos, de l’imaginaire de Robert Schumann, deux personnages, reflets de ses états d’âme changeants, Florestan et Eusebius représentants de ses contradictions, impulsivité et rêverie. Leurs deux penchants se heurtent et se croisent dans chaque morceau, disant l’amour ressenti par le compositeur pour Clara, en une  houle musicale sublime et fantasque…

Mao Fujita à La Roque d'Anthéron © Valentine Chauvin

Mao Fujita à La Roque d’Anthéron © Valentine Chauvin

Mao Fujita, reviendra plusieurs fois sur scène à petits pas, comme étonné de l’ovation qui lui est réservée et offrira trois rappels, Improvisation en la bémol majeur et Improvisation n° 15 « Hommage à Edith Piaf » de Poulenc et Lieder ohne Worte OP. 67 n° 2 (Allegro) de Mendelssohn. Magie…

Récital donné le 11 août au Parc de Florans de La Roque d’Anthéron

Mao Fujita à La Roque d'Anthéron © Valentine Chauvin

Mao Fujita à La Roque d’Anthéron © Valentine Chauvin

Quand La Roque cymbalise

Quand La Roque cymbalise

Deux pianistes, Claire Désert et Emmanuel Strosser, et deux percussionnistes, Camille Baslé et Georgi Varbanov, se sont partagé la scène de la conque pour un concert aussi original qu’enlevé.
Le piano est un instrument à cordes, certes, mais frappées par des marteaux, ce qui le range aussi dans la catégorie des percussions. Prenant cette double appartenance à la lettre, le Festival international de Piano de La Roque d’Anthéron proposait « Le piano et les percussions dans tous leurs états ». 

En guise d’apéritif, Claire Désert et Emmanuel Strosser offraient au soir déclinant la subtilité de leur approche dans le Prélude à l’Après-midi d’un faune de Claude Debussy. Pas de syrinx initial mais sur les dernières mesures, leurs complices percussionnistes, installés de part et d’autre des roseaux qui bordent la scène de la conque du parc de Florans, s’emparaient chacun d’une flûte champêtre et venaient apporter la sonorité de l’instrument joué par le faune des légendes. La poésie de l’instant se conjuguait à celle des lieux, leur accordant une portée symbolique : la scène posée sur la petite pièce d’eau du parc a quelque chose d’initiatique. « Ne murmure point d’eau que ne verse ma flûte/ Au bosquet arrosé d’accords ; et le seul vent / Hors des deux tuyaux prompt à s’exhaler avant / Qu’il disperse le son dans une pluie aride,/ C’est, à l’horizon pas remué d’une ride / Le visible et serein souffle artificiel / De l’inspiration, qui regagne le ciel », écrivait Mallarmé dans Le Faune qui inspira Debussy. La barrière aquatique encercle les éclosions de l’imaginaire, autorise la magie à s’incarner.

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Claire Désert, Emmanuel Strosser, Camille Baslé, Georgi Varbanov © Valentine CHAUVIN 2024

Et Bartók vint

La géométrie de la scénographie était orchestrée selon le souhait de Béla Bartók pour sa Sonate pour deux pianos et percussions Sz110 : les deux pianos sont disposés en angle dos au public face aux percussions. Les musiciens avaient choisi aussi de faire se rencontrer les textures d’un Steinway et d’un Bechstein de concert, le premier, sans doute plus chatoyant, le second plus intime.

L’œuvre de Bartók mêle dans une même pâte sonore les percussions, xylophone, timbales, cymbales, tambour, caisse claire, tam-tam, triangle et les marteaux des pianos. Un sourd roulement de timbales inaugure la pièce suivie par les graves du piano qui se brisent sur l’explosion de notes aigües. Les martellements se déchaînent, dessinent une ossature ferme au propos, dialoguent avec fougue. Une réponse dionysiaque est donnée au faune de Debussy, explorant les rouages les plus intimes de l’être, l’interrogent, le poussent à se dépasser. Tantôt les percussions marquent les lignes de crête des passages mélodiques, tantôt elles formulent le lied principal soutenu par les accords pianistiques qui se déversent en sources luxuriantes. L’ensemble résonne comme un orchestre mu par de puissantes pulsations internes.

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Camille Baslé et Georgi Varbanov  © ValentineCHAUVIN 2024

Si l’on pose la question de la programmation, revient souvent le fait que René Martin, directeur artistique du festival, laisse une grande liberté aux artistes mais aime donner des points d’ancrage. Ici, sans nul doute, sourit Aline Pôté, la merveilleuse attachée de presse et de communication du festival, c’est lui qui a proposé Bartók. C’est grâce à ce compositeur qu’il est venu à la musique classique. Il était fou de jazz et c’est en lisant la correspondance de Charles Mingus qui déclarait au journaliste Nat Hentoff que ce sont les quatuors de Béla Bartók qui, alors qu’il était à l’hôpital, ont été une véritable révélation : c’était la musique qu’il voulait écrire : « il faudra que j’abandonne le jazz- c’est un mot qui recouvre trop de duperie » (in Beneath the Underdog, paru en 1971, (Moins qu’un Chien), de Charles Mingus).

Variations autour des percussions

La suite du programme, beaucoup plus légère, en regard de la claque musicale de la pièce de Bartók, séduisait par la perfection de son exécution et son caractère primesautier et joyeux. Saëta, première des Huit pièces pour quatre timbales d’Elliott Carter, suit les modulations d’une chanson andalouse improvisée (il s’agissait de lancer une flèche, « saïta » vers les nuages pour faire venir la pluie) lors d’anciens rites. L’accélération graduelle propre aux compositions traditionnelles débouche sur la version pour deux pianos et percussions de la Rhapsodie espagnole de Ravel et ses tableaux d’une Espagne rêvée dont certains accents ne sont pas sans rappeler ceux des danses de Granados.  L’arrangement pour marimba du Gornodikansko horo, issu du folklore bulgare, par Georgi Varbanov, renoue avec un esprit de fête plus proche de la fête trad. Enfin, les extraits des Danses symphoniques opus 45 dans leur version pour deux pianos et percussions de Sergueï Rachmaninov permettent de faire le lien entre les musiques populaires et savantes, abolissant les frontières. Tout n’est que musique et le bis offert, Le jardin féérique (Ma mère l’Oye) de Ravel, nous laisse dans le bonheur d’un temps suspendu.   

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Claire Désert © Valentine CHAUVIN 2024

« Temps suspendu » par pour tous ! Certains spectateurs d’une incorrection indescriptible se lèvent avant la fin des rappels, se hâtent vers la sortie, n’attendent même pas le départ de scène des artistes qui ont su, et avec quel brio!, enchanter la soirée. Est-ce l’une des conséquences d’une société consumériste à outrance ? Un manque d’éducation certain en tout cas !

Le 8 août, parc du château de Florans, Festival international de Piano de La Roque d’Anthéron

DESERT_STROSSER_BASLE_VARBANOV 24 ©ValentineCHAUVIN 2024

Claire Désert, Emmanuel Strosser, Camille Baslé, Georgi Varbanov © Valentine CHAUVIN 2024

Première fois

Première fois

Pour la première fois de sa déjà belle carrière, le pianiste islandais Víkingur Ólafsson, familier de La Roque d’Anthéron, jouait avec le chef d’orchestre Gábor Takács-Nagy à la tête du Verbier Festival Chamber Orchestra.
Depuis les coulisses, comme lors des autres soirées, retentit le « hakka » des musiciens du Verbier Festival Chamber Orchestra, précédant leur entrée sur scène. La plus grande partie des musiciens de l’orchestre sont jeunes, et leur dynamisme apporte aux partitions une lecture enflammée sous la houlette empathique de leur chef.  

Lorsque le piano et l’orchestre duettisent

La soirée débutait par le Concerto pour piano en la mineur op. 54 de Robert Schumann. On sourit aux premières mesures qui préfigurent le boléro composé en 1941 par la pianiste mexicaine Consuelo Velazquez, « Besame, besame mucho ». Le concerto romantique a des destinées parfois inattendues ! « We had fun ! » déclarera à la fin de sa partie le pianiste qui aborda sa partition avec simplicité, mettant toute sa virtuosité au service du texte, laissant chanter les notes. Son dialogue attentif avec l’orchestre s’emporte parfois dans de larges mouvements lyriques, puis le piano se fait conteur, multiplie des trilles vertigineux où se lovent les rêveries d’une imagination débridée.

Víkingur Ólafsson © Pierre Morales

Víkingur Ólafsson © Pierre Morales

La netteté élégante du jeu permet une lecture en épure où semble naître d’elle-même une poésie ciselée par l’ensemble instrumental. Tout s’accorde, frémit, palpite en une diversité thématique qui s’appuie sur l’effet de surprise, arpente les registres, décline l’intime et le lie au monde. Entre deux cadences, le pianiste se retourne vers l’orchestre, délaisse le clavier, lui tournant presque le dos pour regarder les musiciens interpréter leur partie, puis, revient vers le piano accompagne de gestes de la tête les modulations de l’ensemble.

En bis, Víkingur Ólafsson rendait d’abord hommage aux origines hongroises du chef Gábor Takács-Nagy avec l’une des 3 chansons populaires hongroises de Béla Bartók puis à la France avec Le rappel des oiseaux de Rameau. Quelles que soient l’époque ou la forme musicale choisies, le pianiste livre une interprétation souveraine. Sans doute parce qu’on l’a découvert avec son album Philip Glass – Piano Works, on a l’impression que la technique appliquée à la musique contemporaine s’adapte à celle des œuvres antérieures et leur insuffle un nouveau sens et une vitalité neuve.  

Víkingur Ólafsson © Pierre Morales

La musique danse

L’orchestre adapte du « hakka » revient seul après l’entracte pour la Symphonie n° 7 en la majeur de Beethoven avec allant et un rythme sans faille.

Le caractère dansant de l’œuvre se trouve magnifié. Le hautbois souvent à découvert s’emporte sur un tempo de danse qui sera répété tout au long du premier mouvement. La sublime marche du deuxième mouvement est soutenue par une dynamique interne qui la rend encore plus émouvante dans la sobre élégance de ses réitérations en crescendo. L’orchestre s’emballe sur le presto du troisième mouvement, le chef, trahissant son parcours de violoniste mime les positions des archets, s’enflamme avec son orchestre en une même approche passionnée.

Víkingur Ólafsson © Pierre Morales

Víkingur Ólafsson © Pierre Morales

Irrésistible, l’orchestre séduit par sa capacité à déployer avec autant d’intelligence légèreté et masse sonore sculptée. En bis, ce sera Eljen a Magyar ! de Strauss (Vive la Hongrie!) qui esquissera les pas d’une polka rapide et entraînante. Quelle fête !

Le 7 août, parc de Florans, Festival international de Piano de La Roque d’Anthéron

 

Harmonie du soir

Harmonie du soir

Ils se sont connus au CSNM de Paris et ont fondé en 2016 leur ensemble, le Trio Pantoum en hommage au titre du deuxième mouvement du Trio de Ravel.
Le pantoum, poème à forme fixe originaire de la Malaisie, fascina les poètes français du XIXème siècle, et l’on ne peut que citer celui de Baudelaire (quoique peu conventionnel), Harmonie du soir dont les vers semblent s’accorder avec l’atmosphère du concert donné à Château-Bas de Mimet lors du Festival international de piano de La Roque d’Anthéron. Le cadre moins imposant que celui de la conque du parc de Florans offre cependant une intimité particulière et une chaleur propice à l’univers chambriste. Le jeune trio s’y lova avec bonheur débutant par le Trio avec piano n° 32 en la majeur de Haydn en clin d’œil à l’un des premiers prix qu’il a remportés récemment au Concours de musique de chambre Joseph Haydn.

Ce qui frappe d’emblée dans le jeu des trois interprètes, Hugo Meder (violon), Bo-Geun Park (violoncelle) et Kojiro Okada (piano), outre une évidente complicité, est la jeunesse et la sûreté de l’approche des partitions. Les premières mesures soulignent avec une certaine ironie, en une mise en scène de parade, que la dédicataire est une princesse, Maria Anna Esterhazy. La légèreté du ton s’octroie des pauses mutines, esquisse des pas de danse, semble s’abîmer un temps dans une mélancolie douce, puis s’emballe en rythmes qui évoquent turqueries (en pied de nez aux déferlements de l’Empire Ottoman dont le second siège de Vienne en 1683 fut le point de départ de la guerre austro-turque 1683-1699) et airs hongrois. La vivacité de l’Allegro final s’orne d’éclats de rire et achève en un brillant tournoiement et une écriture très syncopée cette pièce très spirituelle.   

Trio Pantoum © Pierre Morales

Trio Pantoum © Pierre Morales

Avec la nuit, le Notturno pour violon, violoncelle et piano en mi bémol majeur opus 148 de Franz Schubert apporte sa finesse, accords arpégés, cassures rythmiques qui sont autant de fêlures de l’âme, ornementations de triolets et doubles croches… Le compositeur est malade, la mort rôde et il est si jeune. Il y a autant de tristesse que de sursauts de joie dans la conversation entre les trois instruments, d’un éloquent lyrisme… C’est cette verve que le Trio Pantoum saisit avec grâce même s’il sait rendre l’élégance d’une fin qui cisèle l’infime jusqu’au silence.

Redécouvrir ses classiques !

S’attaquer au célébrissime Trio avec piano n° 2 en mi bémol majeur opus 100 de Schubert pourrait sembler d’un intérêt relatif, si ce n’est pour les inconditionnels du Barry Lindon de Stanley Kubrick ! Pourtant le Trio Pantoum réussit la prouesse de nous en livrer une lecture neuve. La fantaisie, la poésie, le lyrisme, la nostalgie, le sentiment de révolte, trouvent dans l’ampleur de l’écriture un écrin particulier. Le tempo choisi par le trio, plus rapide que celui adopté communément confère à l’œuvre un nouveau dynamisme. La gravité se voit ainsi doublée d’espièglerie.

Trio Pantoum © Pierre Morales

Trio Pantoum © Pierre Morales

L’esprit viennois transparaît sous les propos plaintifs, les lignes mélodiques s’irisent de fragilité, le mouvement lent, hypnotique, se teinte d’une subtile distanciation. Le scherzo en canon danse malgré son pessimisme, et si les fragrances de la couleur tragique de l’andante restent sensibles, le finale se mue en fête entraînante et solaire.
En bis le trio proposera bien sûr le Pantoum du trio de Maurice Ravel puis la première Polka de Dvořák : la musique est un art de la joie communicatif grâce à ces trois musiciens qui n’ont pas fini de faire parler d’eux !

Le 6 août Château-Bas, Mimet, Festival international de Piano de La Roque d’Anthéron

Schubertiades olympiques

Schubertiades olympiques

Il y a parfois quelque chose qui tient du miracle dans les représentations données sous la conque du parc de Florans de La Roque d’Anthéron : le temps s’arrête sans que l’on en ait conscience.
C’est ce qui s’est passé lors des deux soirées consacrées au pianiste Alexandre Kantorow. Depuis son premier prix du Concours Tchaïkovski 2019 et du Grand Prix décerné trois fois auparavant dans l’histoire du concours, le jeune musicien cumule les récompenses et arpente le monde pour le plus grand bonheur des différents publics.
Une première soirée « carte blanche » et une seconde avec orchestre permettaient de (re)découvrir la foisonnante palette des talents de ce pianiste hors pair.

Complicités pianistiques

En première partie de la Carte Blanche, deux pianos, tranche contre tranche, scellaient la rencontre entre Alexandre Kantorow et Lucas Debargue. Les deux complices fusionnent les timbres des instruments, brossent les nuances les plus subtiles des trois Nocturnes de Debussy, Nuages, aux couleurs du temps si proche du poème de Verlaine Dans le parc solitaire et glacé (même si les Nocturnes illustrent Poèmes anciens et romanesques d’Henry de Régnier), Fêtes, si solaire avec ses éclats dansants, Sirènes enfin dans le flux ample des eaux, teinté d’une ambiance crépusculaire. Les pièces élégamment ciselées prennent une saveur particulière grâce à la finesse du jeu et à l’entente parfaite des deux interprètes qui jamais ne frappent tout en sachant offrir une puissante intensité et abordent l’indicible.

Alexandre Kantorow Carte Blanche Festival de La Roque d 'Anthéron © Valentine CHAUVIN

Alexandre Kantorow Carte Blanche Festival de La Roque d ‘Anthéron © Valentine CHAUVIN

La poésie reste le fil conducteur de ce mini-récital, avec la Suite pour deux pianos n° 1 opus 5 de Sergueï Rachmaninov, dont chaque « tableau » (la pièce est sous-titrée « Fantaisie-tableaux ») est précédé d’une citation de poète, Mikhaïl Lermontov, Lord Byron, Fiodor Tiouttchev, Alexeï Khomiakov.

Chopin inspire la Barcarolle qui traduit le Chant de la gondole de Lermontov qui « glisse sur les ondes et l’amour fait s’envoler le temps », tandis que La nuit…L’amour rappellent le rossignol de la poésie de Lord Byron, « C’est l’heure où parvient des ramures / La note aiguë du rossignol », et que Larmes traduit les déplorations de Tiouttchev, « Vous coulez comme des torrents de pluie / Dans les ténèbres d’une nuit d’automne » et que lumineux, Pâques de Khomiakov sonne ses cloches à toute volée de ses « accents éclatants, mélodieux et argentins », comme un écho à La grande Porte de Kiev de Modeste Moussorgski.
En bis, les deux pianistes croisaient leurs univers dans une composition de Lucas Debargue, Concours de circonstance : « J’ai superposé, coupé, mêlé, la 1ère Sonate de Brahms pour Alexandre et Gaspard de la nuit de Ravel pour moi, en une petite fantaisie. » Le plaisir de jouer ensemble se double d’une évidente jubilation. Les deux artistes tout au long de leur duo semblent partager non seulement les musiques mais aussi leurs lectures, ajoutant leur humour, leurs rêveries, interprètes géniaux et complices.

Alexandre Kantorow Carte Blanche Festival de La Roque d 'Anthéron © Valentine CHAUVIN

Alexandre Kantorow Carte Blanche Festival de La Roque d ‘Anthéron © Valentine CHAUVIN

Formations chambristes

La finesse d’Alexandre Kantorow ne se manifeste pas seulement dans son jeu, mais aussi dans sa capacité à réunir des interprètes de premier plan dans des répertoires qui leur sied à la perfection. C’est Liya Petrova (violon) et Aurélien Pascal (violoncelle) qui rejoignaient le pianiste dans le Trio concertant n° 1 en fa dièse mineur de César Franck. Le velouté du violoncelle en sublimes unissons avec le violon s’accorde à la profondeur du piano qui marque d’abord un rythme ostinato sur lequel naît la mélodie. Les trois musiciens se connaissent bien, ont l’habitude de jouer ensemble et leur fusion apparaît naturelle, avec une liberté de ton, de jeu, totalement virtuoses. La forme cyclique de l’œuvre permet des clins d’œil des échos soulignés, des sourires en connivence. «Inaugurant les bis intermédiaires », le trio offrira le lyrisme éblouissant de la 1ère variation du thème et variation du Trio que Tchaïkovski dédia à son grand ami Nikolaï Rubinstein.

Après l’entracte, Alexandre Kantorow faisait le pari de réunir sur le Quatuor pour piano et cordes n° 2 en la majeur opus 26 de Brahms des musiciens qui n’avaient jamais joué ensemble, Daniel Lozakovich (violon), Lawrence Power (alto) et Victor Julien-Laferrière (violoncelle). Les colorations dansantes, les éclairages qui hésitent entre le clair-obscur et la luminosité beethovénienne, accordent à l’œuvre une allure plus concertante que chambriste où les voix des instruments dialoguent avec élégance. Les vastes respirations méditatives se fondent aux souffles nocturnes.

Alexandre Kantorow Carte Blanche Festival de La Roque d 'Anthéron © Valentine CHAUVIN

Alexandre Kantorow Carte Blanche Festival de La Roque d ‘Anthéron © Valentine CHAUVIN

La poésie de la soirée trouve son acmé lors de l’ultime rappel : tous les instrumentistes du concert se rassemblent en cercle autour du piano. Alexandre Kantorow joue encore une pièce de son cher Brahms, l’Intermezzo en mi bémol majeur. En préambule Brahms avait glissé deux vers d’une berceuse écossaise : « dors paisible mon enfant, dors paisible et sage, j’ai tant de peines à pouvoir pleurer ». Temps suspendu…

Un piano et un orchestre

Pour la première fois la conque de La Roque accueillait le Verbier Festival Chamber Orchestra et son chef, Gábor Takács-Nagy. Quel orchestre ! On l’entendit en deuxième partie dans la Symphonie n° 1 en ut mineur de Brahms, subtil, éclatant, passant par tous les registres avec la même aisance : les ombres violentes du premier mouvement, la tendresse du deuxième, le « poco allegretto e grazioso » qui passe du la bémol majeur au si majeur du troisième, les citations du quatrième de la Neuvième de Beethoven… Les six violons autour du premier violon sonnent comme ceux d’un orchestre symphonique complet, chaque pupitre brille avec virtuosité en un équilibre qu’instaure le chef qui danse, mime, vit totalement la partition.

Alexandre KANTOROW, le Verbier Festival Chamber Orchestra et son chef, Gábor Takács-Nagy ©Pierre MORALES 2024

Alexandre KANTOROW, le Verbier Festival Chamber Orchestra et son chef, Gábor Takács-Nagy ©Pierre MORALES 2024

Ces élans suivaient le brio d’Alexandre Kantorow en première partie de soirée dans le Concerto pour piano et orchestre n° 5 en fa majeur opus 103 de Camille Saint-Saëns. Le compositeur y narre son voyage en Égypte, pays qu’il connaissait bien. Ce parcours musical passe par des cartes postales d’un exotisme convenu qui sont autant de notes espiègles du compositeur qui harmonise et orchestre avec profondeur un chant nubien, nimbe de nostalgie les paysages qui sont autant des lieux visités que des idées fantasmées des mythologies orientales. Le piano, limpide, converse avec les autres instruments, jongle entre les éléments populaires, une élégante nostalgie et un lyrisme en demi-teinte. Juste sublime !

Concerts donnés le 4 et le 5 août, parc de Florans, Festival international de piano de La Roque d’Anthéron  

Alexandre KANTOROW, le Verbier Festival Chamber Orchestra et son chef, Gábor Takács-Nagy ©Pierre MORALES 2024

Alexandre KANTOROW, le Verbier Festival Chamber Orchestra et son chef, Gábor Takács-Nagy ©Pierre MORALES 2024