Pas d’ennui au Théâtre des Ateliers!

Pas d’ennui au Théâtre des Ateliers!

Peter Brook est parti pour son dernier voyage le 2 juillet 2022. Sans doute la période estivale n’a pas été propice aux hommages que le théâtre doit au metteur en scène qui concevait la scénographie comme « espace vide » pour l’« art autodestructeur » qu’est le théâtre.

Alain Simon, directeur du théâtre des Ateliers, a consacré trois soirées à la lecture des textes de l’artiste sous le titre générique de Peter Brook, l’influence. Ont déjà été données les lectures L’espace Vide (novembre 2022) et Entre deux silences (février 2023). Le troisième volet réunissait sur scène Jean-Marie Broucaret, comédien, metteur en scène, formateur, directeur artistique du Théâtre des Chimères à Biarritz entre autres activités et Alain Simon en un duo de haute volée sur une lecture augmentée du texte publié chez Actes Sud, Le diable c’est l’ennui. Il s’agit de la transcription des « leçons de théâtre » dispensées par Peter Brook lors des journées des 9 et 10 mars 1991 à l’Atelier du Chaudron à la Cartoucherie de Vincennes lors de sa rencontre avec les enseignants et artistes responsables des classes Théâtre et Expression dramatique des sections A3 de plusieurs lycées de France, sous l’égide de la Direction du Théâtre et des Spectacles au Ministère de la Culture. L’objet de ces journées s’organisait sur une réflexion autour du livre L’Espace vide (éditions du Seuil) inscrit alors au programme du baccalauréat. Le caractère vivant, le flux des mots, des détours de la pensée, leur spontanéité, sont remarquablement préservés dans cet ouvrage ponctué de courts exercices et de questions des participants.

Au théâtre des Ateliers, ces questions transcrites sur de petits feuillets sont distribuées par les deux acteurs à quelques spectateurs afin d’être formulées au moment opportun, mimant les échanges des séances de travail de la rencontre de mars 1991. Les interventions de Peter Brook se voient réparties entre les comédiens. La complexité de la pensée du metteur en scène anglais se voit ainsi soulignée, développée. Le terme de réflexion prend alors tout son sens : dialogue intérieur qui s’organise en une quasi dialectique profonde et argumentée. De longues assertions sont alors exposées, démontrées, puis infirmées pour trouver dans de nouveaux rebondissements, parfois opposés, des conclusions provisoires et neuves.

Le diable c'est l'ennui, pièce à partir d'un texte de Peter Brook a été jouée par Alain Simon et Jean-Marie Broucaret au théâtre des Ateliers

Photographie (© THéâtre des Ateliers) : démonstration des « coussins » lors de la conférence de Peter Brook, reprise avec jubilation par Alain Simon et Jean-Marie Broucaret

Les intonations, les rythmes varient selon les porteurs de paroles, lecteurs qui parfois se détachent du texte imprimé pour lever les yeux vers les spectateurs et s’adresser à eux, accordant une vie et une présence troublantes aux propos qui dessinent une poétique passionnante. 

On suit Peter Brook, seul devant un public dans l’ombre amphithéâtre, exigeant l’inconfort d’une petite salle où les gens se pressent, mais se voient, établissant une proximité qui rend le discours proche, l’ancre dans une réalité concrète, oblitérant tout type de relation surplombante. Dans l’amphithéâtre, Peter Brook raconte : « je me suis trouvé́ sur une plate-forme devant un grand trou et, quelque part tout au fond, des gens dans le noir. Alors que je commençais à parler, je sentais que tout ce que je disais, les mots qui se formaient dans ma bouche étaient absolument sans intérêt (…) J’ai découvert par expérience combien la relation que nous vivons actuellement, entre une personne qui parle et un groupe qui écoute, est importante. » Il montre alors sa transformation dans la relation autre qui s’instaure avec les autres personnes, « les questions comme les réponses venant beaucoup plus naturellement ». Nous le voyons jouer hors des théâtres, dans des cafés, des ruines, des places de village et constater combien est révélatrice l’expérience de jouer en voyant la tête des spectateurs. Cette « relation directe » transforme le jeu.

L'espace vide, Peter Brook

Au début, il insiste, « pour que quelque chose de qualité puisse advenir, il faut qu’un espace vide se crée. Un espace vide permet à un nouveau phénomène de prendre vie. (…) Tout ce qui touche au contenu, au sens, à l’expression même, à la parole, à la musique, aux gestes, à la relation, à l’impact, au souvenir qu’on puisse garder soi-même… tout cela n’existe que si cette possibilité d’expérience fraîche et neuve existe également. Or aucune expérience fraîche et neuve n’est possible s’il n’existe pas préalablement un espace nu, vierge, pur, pour la recevoir. » On aimerait tout citer, renouer le fil des phrases, dans leur légèreté d’expression, avec leurs mots simples et clairs, et leur profondeur. Reprendre la lecture, revenir au livre, le ressasser, tenter d’en préserver l’essence, s’en servir comme pierre de touche pour voir, écouter… le « spectacle » s’achève par un échange, une conversation au cours de laquelle Alain Simon et Jean-Marie Broucaret racontent, témoignent, combien le travail de Peter Brook a influé sur leur approche du théâtre, leur manière d’en faire, et de le transmettre. Il ne s’agit pas d’édicter des règles du théâtre, de proposer un cours magistral et dogmatique, mais de faire bouger les lignes, « d’ébranler les notions », de fuir « l’ennui (qui), tel le diable, peut surgir à chaque moment »…

« La seule justification de la forme théâtrale est la vie ». Une définition que ne peut renier le théâtre des Ateliers !

Le diable c’est l’ennui par Jean-Marie Broucaret et Alain Simon a été donné au Théâtre des Ateliers à Aix-en-Provence le 10 mai.

Arrêt sur image et papiers froissés

Arrêt sur image et papiers froissés

Organisateur de festivals, universitaire, éditeur, romancier, essayiste, poète, Paul de Brancion multiplie les casquettes et va même jusqu’à se livrer à des travaux transversaux avec des musiciens comme Thierry Pécou ou Jean-Louis Petit pour n’en citer que deux. Sa dernière publication a choisi l’écrin de la collection Calepins aux éditions Plaine Page, mêlant photographies, montages et textes pour un Black-Out qui offre en exergue une citation de Bernard Pingaud (Inventaire) qui met en doute tout ce que nous allons lire : « ce que veut dire un auteur ne se confond jamais avec ce qu’il dit ». La précaution oratoire s’assortit d’un préambule décrivant les principes de composition et de conception de l’ouvrage, « un écrit d’insomnie » à l’ombre de séries télévisées, en particulier Prison Break, regardée « pendant toute l’écriture de Black-Out. » « Un poème par épisode », mais sans relation aucune avec la teneur des dits épisodes, dont le pouvoir addictif s’arrête là. 

En regard de chaque poème, comme une note d’autorité universitaire, un hommage aux auteurs qui l’ont précédé, une citation d’un écrivain classique se retrouve comme une annotation posée en travers au bord des pages. La relation au réel se voit alors questionnée en différentes strates au fil de trois grands chapitres, Cortex, Nature vide, Y a-t-il un son ?.  Se dessine un constat sans concession de notre époque, de ses apparences de cohérence, et d’une « cervelle trop petite / dans un cortex trop grand » alors que « tout est d’insouciance pesante »…  Dans Le château des étoiles qui brosse la vie de l’astronome Tycho Brahé, Paul de Brancion écrit à propos des premières émotions poétiques du savant, « le poète rieur est roi sur terre et sur les mers ». 

Le rire se mue en sidération devant l’entrée insensible de notre monde en dystopie par ses accélérations vides, ses égoïsmes, son culte de l’argent, et si le deuxième titre sonne comme un pied de nez aux mots d’Aristote, « la nature a horreur du vide », il montre les mots changer progressivement de fonction, la violence s’ajouter à l’ignorance. Le langage titube et se perd dans ce monde en fin de course de Y a-t-il un son ?.  Les illustrations reprennent des photographies extraites de « séries culte » et de films tout aussi cultissimes, depuis Prison break, Friends, Dawson, et se voient « augmentées » d’intrus venus de la BD ou des dessins animés en catapultages souvent cocasses qui apportent une légèreté ironique à l’ensemble. Le mythique cheval de Gandalf, Gripoil, se voit naseau contre naseau avec Jolly Jumper, la tout aussi « mythique » monture du cowboy solitaire Lucky Luke. Puissamment ancré dans les problématiques de notre contemporanéité, le texte poétique a une indéniable dimension politique. « La poésie est une arme chargée de futur » disait Gabriel Celaya, le poète rieur est aussi le voyant rimbaldien…

Black-Out de Paul de Brancion, éditions Plaine Page, a été présenté lors de la quinzième édition des Eauditives.

Cosmiques alchimies

Cosmiques alchimies

Tout juste édité aux éditions Plaine Page, le dernier opus de Bruno Geneste, Le train des infinités froides, nous entraîne dans un irrésistible road trip poétique. Le rythme des mots posés de manière lapidaire sur la page, traçant leur chemin « sans fin ». Les illustrations en noir et blanc de Loran Jacob, semées au fil de l’ouvrage, rendent la vitesse du mouvement, se concentrant sur l’idée des roues, et aboutissent au symbole de l’infini. 

Quel voyage ! On place nos pieds dans les pas de Jack Kerouac auquel le poète a consacré un livre, La route selon Kerouac : « il fallait prendre la route pour quelque chose de plus grand que soi, fouler l’asphalte, s’agripper à ses sinuosités, ses courbes, mirages et formes criblées de hasard ». Cet art poétique se décline ici, rejoint la Nadja de Breton et ses errances qui la mènent à une gare qui peut-être n’existe pas, effleure les principes de l’absurde, multiplie les miroirs et les transparences jusqu’à l’effacement qui fait du train lui-même « un mirage ». L’observation concrète du voyage avec les visages qui se reflètent dans les vitres du train conduit insensiblement à une parabole de la condition humaine, emportée dans le flux incessant d’une course haletante et infinie. Parfois le miroir se brise, ses éclats multiplient les échos, les mots se répondent en une répétition incantatoire qui tisse solidement la toile du poème. 

Le train des infinités froides de Bruno Geneste est paru aux éditions Plaine Page, Festival Les Eauditives

Les couleurs peu à peu se dessinent, le rouge vient éclairer un univers en noir et blanc, puis les « bleuîtés du sang des voies » qui deviendra celui des mots. L’être tout entier se révèle dans ce mouvement au point de devenir ce train lui-même : « et tu roules/ sous la braise d’horizon / dans l’embrasement des astres » … Une cosmogonie se déploie, mêle les éléments, revient sur « Terraqué », cet assemblage de terre et d’eau originel qui est aussi un hommage à la Bretagne et au poète Guillevic, puis repart vers les fondations avec le « grand dragon rouge et la femme vêtue de soleil » de William Blake avant de se colorer des accents de Johnny Lee Hooker ou de Bob Dylan et son Highway 61 (titre du sixième album du prix Nobel, qui évoque l’autoroute entre la New Orleans et le Canada). En cinq textes aux subtiles fulgurances le mythe s’installe, prend des nuances chamaniques esquisse des gestes d’alchimistes et transmutent la matière. Le langage devient l’or pur d’une pensée arqueboutée à la matière, entre les « palpitations invisibles » et le « réel » où se « (griffent) les contours ». Chaque lecture de ce texte dévoile une nouvelle strate. Somptueux !

Le train des infinités froides de Bruno Geneste, édité aux éditions Plaine Page a été présenté lors de la quinzième édition des Eauditives.

Du bonheur de l’invention permanente

Du bonheur de l’invention permanente

Le talent des éditions Plaine Page tient assurément à la pertinence de ses choix artistiques (même si, Éric Blanco et Claudie Lenzi, fondateurs de cette maison si fertile, déplorent de ne pouvoir éditer toutes les pépites qu’ils reçoivent). Avec J’elle et noix, ouvrage publié dans la collection Connections, Christine Zhiri signe son premier recueil après quelques incursions dans des revues ( Décharge qui la qualifie de « fougueuse débutante » et  L’Intranquille) et un prix décerné au printemps 2018 par Nouvelles voix de la poésie (Maison de la poésie Jean Joubert). 

La double construction de l’ouvrage est perceptible dès le titre qui fusionne les deux textes qui se suivent, Tu sais pas et Elle et noix. En fait, le Tu sais pas est un long monologue à la première personne, un « je » qui s’adresse à un tu qui est soit l’autre, soit, le protagoniste (« je est un autre », c’est bien connu !), d’où le J’elle et noix. La seconde partie, formulée sous l’égide de la troisième personne « elle » semble répondre à la première en un écho digne de Lewis Caroll (on se plaît à des comparaisons avec les grands mathématiciens qui sont aussi des poètes, l’auteure est mathématicienne aussi), une Alice de l’autre côté du miroir face à des valeurs inversées : la peur, la défiance à l’encontre du langage qui blesse comme des « épines » dans la bouche ou pèse comme des « cailloux » tassés dans le ventre, les désirs incompris, les élans avortés, deviennent alors joie, libération, envols, appétit… En parallèle à ces textes posés sur la page de droite dans Tu sais pas et courant au haut des pages pour Elle et noix, des récits en italique, courtes strophes en vers continus pour l’un, narration fluide aux résonnances de comptines pour l’autre, apportent une forme de contrechant qui éclaire et ajoute un clin d’œil espiègle ou cruel. 

J'elle et noix de Christine Zhiri, éditions Plaine page

On peut s’amuser à tout lire indépendamment ou à tisser les mots dans leur continuité graphique, le lecteur est libre, comme ces phrases sans ponctuation et qui pourtant dessinent des rythmes puissants : on se surprend à des scansions haletantes, des pauses qui s’articulent d’elles-mêmes dans la masse du discours, des registres qui moirent de leurs couleurs variées les intonations qui se mettent en place presque naturellement. La puissance incantatoire du texte sculpte les marges, oblitérant les lignes géométriques ou les spirales pirandelliennes qui enfermaient l’esprit. C’est alors que l’on a « les yeux grands ouverts sur le ciel en bascule derrière les branches des arbres qui racinent dans les gros nuages blancs » … Le sens de la vie ne se plie pas forcément aux règles cartésiennes et c’est très bien ainsi !

J’elle et noix, Christine Zhiri, éditions Plaine Page, collection Connexions

De l’amour des mots et autres objets

De l’amour des mots et autres objets

Le deuxième volume d’Érotismées de Sylvie Nève paraît quelques dix-huit ans après la publication du premier. « Cela ne signifie pas que l’écriture se soit interrompue, sourit Sylvie Nève, mais j’écris en parallèle divers textes. Les fragments sont organisés au fil du temps, des demandes, de mes préoccupations, de mes envies. Les deux volumes d’Érotismées recouvrent chacun des périodes assez longues, de 1981 à 2021 pour le deuxième. Pas second, car il y a encore des écrits déjà rédigés et d’autres à venir. La nécessité d’écrire sur le désir ne s’arrêtera pas j’espère ! ».  Le livre, publié aux édition Plaine Page dans la collection Connexions, rassemble trois rubriques, Sous venir (1981-2021), Mots de l’amour (1981-2021) et Le Chevalier aux abats (2012). 

La « désarticulation » du terme introduisant le premier chapitre livre une première clé au lecteur : les mots recèlent une multitude de sens et de formes, un simple écart et les voici adoubés d’une nouvelle profondeur ! Le titre général déjà invite à une relecture féminine de l’érotisme, mot masculin, et utilisé du point de vue de son genre, même lorsque des femmes s’en emparent. Les textes passent de la prose au vers libre, épousant les narrations. Sylvie Nève ajoute à son regard de poète les talents de la conteuse, on se laisse porter par le fil des saynètes dont la trame dépasse grâce à la plume aiguisée de l’auteure le fait ou l’analyse des émotions. Les vers, quant à eux, installent une pulsation autre, creusent les écarts entre les mots, disloquent la construction des phrases, offrent le temps d’une attente, d’une pause au cœur de laquelle les fantaisies du lecteur peuvent éclore, rendant par cette liberté consentie toute lecture unique, autorisant réflexions profondes ou frivoles. L’approche du trouble des sensations prend alors une dimension neuve : la peau des mots se fendille, ce que les mots effleurent suggère ses abîmes…  

Érotismées II, Sylvie Nève, éditions Plaine Page, collection Connexions

On suit du regard les amoureux clandestins de la Nuit de la Saint-Jean, on écoute la jeune fille amoureuse d’un ange qui n’en était pas un, un jour de février 1975, on est saisi par la sidération de Celle qui sue et de la violence étrange qu’elle subit au point qu’« elle ne sait plus ». On sourit, on se laisse séduire, on visualise la statue parfaite d’un homme nu, beau comme l’Hermès de Praxitèle… Puis on passe à un fragment d’abécédaire, du moins les dix premières lettres de l’alphabet. Le principe de base est que tout mot du dictionnaire peut « devenir mot d’amour, mot de l’amour », exercice succulent dont on se délecte. Les mots s’enchâssent, s’émancipent de leur sens, jouent des étymologies, des rapprochements, des glissements, des paronymies, exercice virtuose, cadence du soliste au mitant d’une pièce orchestrale. Puis, terrifiant dans son propos même si espièglement et joyeusement mené, Le Chevalier aux abats s’inspire du motif du « cœur mangé » (ici, comme l’indique le titre, il y aura bien plus !) et du Lai moyenâgeux d’Ignauré (vous imaginez tous les jeux possibles offert par une homonymie évidente entre Ignauré/ignoré…) d’un auteur anonyme. « À la jonction entre la période de l’amour courtois et sa fin aux débuts du XIIIème siècle, explique malicieusement Sylvie Nève, ce conte féroce évoque un personnage qui loin de se consacrer à une seule, se dévoue à toutes, onze épouses de chevaliers. Celles-ci découvrent qu’elles ont le même amant, le somment d’en choisir une. Bien sûr, il y aura un espion, une dénonciation et la vengeance terrible des maris trompés ». Le conte, très court dans sa version originale, est « expansé » : les scènes sont enrichies, développées, les descriptions et les dialogues superbement réorchestrés en une théâtralité fantasque et savoureuse. La réécriture, art magnifié les siècles précédant le XIXème qui chercha à imposer l’originalité comme norme, s’inscrit dans une longue tradition, à la fois hommage aux prédécesseurs et inscription de soi dans le flux continu du temps et de la filiation humaine. On se tord de rire lors de la scène d’anthologie de la dénonciation hésitante du serviteur, inconditionnel gardien de « l’honneur » de son maître (la question de ce terme si mal placé en l’occurrence est récurrente dans le volume avec le poème « Honorable », et dénonce avec espièglerie les dérives possédantes d’un patriarcat par trop épris de ses abatis) : « Pater, plus se taire, noster, pas s’taire, vobiscum, / Beaux vices circum, spriritu tout haut, toutou fi / d’elle… ». Bref, un petit bijou d’intelligence et de vivacité, semé de trouvailles imagées sublimement subtiles, nourri d’un amour inconditionnel des mots. À lire sans modération avant de se diriger vers d’autres pépites de l’auteure, comme ses contes expansés, Peau d’âne, Poucet et autres merveilles.

Ce livre de Sylvie Nève a été présenté lors de la quinzième édition des Eauditives organisées par les éditions Plaine Page

Érotismées II, Sylvie Nève, éditions Plaine Page, collection Connexions, 15€

Mots brûlants

Mots brûlants

Pas d’autodafé rimbaldienne ! L’injonction que « l’homme aux semelles de vents » aurait communiquée au récipiendaire de la célébrissime « lettre du voyant », Paul Demeny, à propos des textes qu’il a laissés chez lui, n’a pas été suivie par l’une des nièces de ce dernier, Adèle, qui a conservé précieusement les manuscrits du jeune poète… elle les offrira à Rodolphe Darzens.

Remontons le temps au rythme de la plume alerte d’Henri Guyonnet, qui revient dans ce premier roman, Brûlez tout !, sur l’un des poètes de sa constellation, Arthur Rimbaud. Il met en scène (de nombreux passages de l’ouvrage ressemblent à des moments de théâtre assortis de leurs didascalies), dans le rôle d’enquêteur, journaliste, sportif, amoureux de la petite reine au moins autant sinon davantage que des mots façonnés au tour de potier des auteurs, le jeune pigiste Rodolphe Darzens, récemment réfugié de Russie, bouillant adepte des duels, séduisant, brillant, doté d’un délicieux accent russe, et qui tente sa chance dans le journalisme (il sera dans la réalité le premier reporter sportif de l’histoire !). Bien sûr l’exactitude des faits n’est pas toujours respectée, il s’agit d’un roman, mais la plupart des personnages, les principaux en tout cas, ont existé et la magie du romancier leur accorde l’épaisseur de la vie, la complexité des sentiments et des sensations, la modulation de leurs voix, leurs intonations propres. Le prologue suit un avant-propos explicatif de la matière romanesque, comme un redoublement de précautions oratoires avant d’oser se lancer dans le vif du sujet et convoquer les fantômes au cœur d’une nouvelle existence de papier. 

Brûlez tout! d'Henri Guyonnet

Tout débute par l’enterrement du personnage principal, Rodolphe Darzens, en 1938 à Neuilly-sur-Seine, cortège, discours, un miaulement de chat dans un coin, l’analepse est prête à dérouler son long retour en arrière. Ce sera la technique du récit, nourri de flash-back, d’aller-et-retours entre le fil de la narration et les évènements des différents passés qui s’entrecroisent, resserrant le tissu de l’intrigue, accordant un écho matériel à la polysémie des mots. Voici Rodolphe Darzens qui se voit confier un sujet en or : l’enquête sur la disparition d’un obscur poète, Arthur Rimbaud, occasion de brosser le paysage du journalisme et du monde artistique de la fin du XIXème, d’arpenter les routes à vélo, ce nouveau moyen de locomotion révolutionnaire, et de croiser ces investigations avec la vie de Rimbaud lui-même qui, de retour d’Abyssinie, se cache, malade et amputé, dans sa ferme familiale avant de repartir pour l’hôpital de Marseille où il va finir ses jours. Émergent les portraits de Verlaine, le cher « Lélian », Moréas, Pierre Louÿs, Isambard, Demeny, mais surtout les poèmes qui restent la seule réponse devant l’angoisse de l’infini. « J’avais été damné par l’arc-en-ciel. (…) / Cela s’est passé. Je sais aujourd’hui saluer la beauté ». La quête se solde par un livre, Le Reliquaire, recueil des poèmes découverts assorti d’une préface de Darzens… Un roman palpitant, que l’on ne lâche pas et dont on attend impatiemment la suite : deux volumes devraient suivre aux côtés de Rodolphe Darzens, un être décidément fort attachant. Alors que les JO sèment des débuts de zizanie en opposant sport et culture, il serait bon de renouer avec les mots de Darzens : « il y a autant de jouissance à écrire un beau poème qu’à établir une performance remarquable. »

Brûlez-tout !, Henri Guyonnet, éditions Anne Carrière, 20€