Dans le grand Bleu

Dans le grand Bleu

Le petit recueil à quatre mains concocté par Richard Tabbi et Patrick Jouanneau s’intitule tout simplement Bleu, adjectif écrit en lettres blanches sur le fond uniforme bleu de sa jaquette. Les deux auteurs se connaissent depuis longtemps, ont créé Blues & Polar (lecture d’extraits de Moi & ce diable de blues de Richard Tabbi et Ludovic Lavaissière paru en 2012), fondé Parisatori dans le but de mêler leurs talents en un tissage serré de la musique et du texte avec en écrin les salles enfumées des clubs de jazz et l’esprit de Charles Bukowski qu’ils citent : « ma phrase s’est affûtée jusqu’à pouvoir déchirer la page. » Unis par l’amour des mots, des rythmes, de la musique, les deux artistes épris de blues conjuguent la blue note dans cet ouvrage aux textes croisés (si intimement qu’il est parfois difficile de savoir qui a écrit quoi lorsque les signatures sont volontairement effacées, livrant le lecteur aux méandres des énigmes et des reconnaissances). Sans doute il y a quelque chose de leur disque commun, La fiancée d’Uranus, où les immensités glaciales d’Uranus accueillent des âmes exilées et des machines qui dialoguent à l’ombre de cathédrales de lumières, dans les personnages qui apparaissent dans l’univers psychédélique des poèmes de Bleu, femmes montées sur des talons vertigineux en plexiglass, des clients finissent leur dernier verre, des « musiques qui suintent des murs », des masques de carnaval, des rognures d’ongles, des blocs de béton et l’asphalte de New York, « mondes engloutis », « vaisseau fantôme » et urnes toltèques… les vieux polars émergent, suivis de près par les aventures issues d’univers de science-fiction. Planent les fantômes de Bukowski ou de Blaise Cendras auquel un poème est dédié.

Le batteur, chanteur, compositeur, auteur, multiinstrumentiste, Patrick Jouanneau et l’auteur de polars, et performeur vocal, Richard Tabbi, trouvent dans la liberté des phrasés, la pulsation des mots qui ne cherchent pas de fard pour dissimuler ce qu’ils recouvrent, mais tentent de traduire au plus près la vérité de la matière, pensée incarnée. Une note suffit à faire image, un détail révèle un état d’esprit, ou le début d’une épopée nouvelle, ainsi la braise de la cigarette de Blaise Cendrars sur le bateau qui le mène à New-York qui attend de lui le poème Les Pâques à New-York, fondateur de la poésie contemporaine… La vie se dessine au revers des mots qui s’enchaînent, fluides, vecteurs d’une imagination vivante où le réel et le rêve se nouent, indissociables. Les amours se déclinent comme dans un film en technicolor, la route se dévide sur le modèle de celle de Kerouac, offrant « Après chaque virage / L’inconnu », l’histoire tragique du siècle dernier s’impose dans un Théâtre d’ombres échinées aux « ombres en gare de triage », les rêves de la nuit se confrontent à la réalité du jour, l’inspiration créatrice ourle les lendemains de soirées trop alcoolisées, « les notes arrivent parfois par bouffées éparses, si violentes que je me perds dans leur écriture. Comment arriver à domestiquer mes émotions, toutes celles que j’éprouve encore pour toi » … 

Bleu, ouvrage de Patrick JOUANNEAU et Richard Tabbi

Un poème du tout jeune fils de Patrick Jouanneau s’insère tout naturellement au cœur de ce volume qui est à la fois un parcours de vie et un art poétique. Certains passages livrent leur puissante beauté, charriés dans le flux animé des notes du quotidien, des souvenirs de lectures, de cinémas, de tableaux, de musiques, d’êtres aimés, suivis, laissés… Un texte foisonnant de strates à l’instar de l’existence, avec ses « gammes en beauté majeure »…

Bleu, Richard Tabbi & Patrick Jouanneau, éditeur Patrick Jouanneau, 10,55€

Une autre manière d’aborder l’histoire

Une autre manière d’aborder l’histoire

Le musicologue et enseignant-conférencier, spécialiste du phénomène techno à travers les raves et les free parties et des musiques savantes, Guillaume Kosmicki, prend le parti dans son imposant ouvrage Compositrices, l’histoire oubliée de la musique, d’arpenter le vaste panorama de la composition musicale en suivant le découpage « classique » en huit sections « habituellement utilisées dans l’histoire de la musique savante occidentale : Antiquité, Moyen Âge, Renaissance, siècle des absolutismes (musique baroque), siècle des Lumières (musique «classique »), XIXe siècle (musique « romantique » puis « post-romantique »), périodes moderne et contemporaine». L’ossature posée, l’auteur découpe chacune de ces parties en un rappel sommaire des dates importantes qui permettent de situer la période présentée, puis esquisse avec clarté et précision les grandes lignes qui ont déterminé l’évolution des pratiques musicales et de la composition en les articulant dans leur contexte politique, social et économique. Un florilège de destins de compositrices suit ces contextualisations. 

À travers ces portraits de femmes se dessine une ébauche de l’histoire de la condition féminine. Se lit un constat qui nous montre combien les diktats sociaux, religieux, politiques, qui relèguent aux tâches domestiques, privent d’éducation, limitent les déplacements, placent sous tutelle perpétuelle, ont jugulé les formes d’expression de ce que Simone Veil nomma Le deuxième sexe. Interdiction du chant, puis de la polyphonie ou des ornements, jugés « trop sensuels » aux débuts du Moyen Âge, des opéras ou de pièces trop importantes, plus tard, partitions perdues, œuvres délibérément « oubliées », la liste des facteurs qui ont occulté non seulement les ouvrages mais les capacités des compositrices est tristement longue. Au fil des siècles de plus en plus de noms cependant émergent, trop souvent inconnus, depuis Sappho de Mytilène (v.630- v.560 avt JC) à Clara Iannotta (née en 1983).

Compositrices, l’histoire oubliée de la musique, Guillaume Kosmicki, éditions Le Mot et le Reste

L’histoire de la musique s’écrit non du point de vue, mais par le biais de l’évocation des compositrices. Le récit en est limpide et passionnant. Un ultime chapitre brosse un état des lieux aujourd’hui, souligne que si grâce à « #metoo, la parole se libère », « rien ne change » malgré tout, « la réalité froide des chiffres » égrène, implacable la réalité de notre monde contemporain : une seule femme, Debora Waldman dirige un orchestre national sur quatorze en France, « pour la saison 2018-2019, 3% des œuvres jouées ont été écrites par des compositrices ». Une anthologie foisonnante intelligente et documentée qui peut être considérée comme un ouvrage de référence en la matière.

Compositrices, l’histoire oubliée de la musique, Guillaume Kosmicki, éditions Le Mot et le Reste

Le corps du texte

Le corps du texte

 La favorite… On s’amuse à rechercher sur un plan de Paris le lieu éponyme du dernier texte de Barbara Polla, une brasserie au style vintage, hantée par nos souvenirs de cinéma et de mythes littéraires. Il y a dans l’atmosphère de l’endroit un parfum du café de Flore et de ses tables où se croisaient les intellectuels, Sartre, Beauvoir et tant d’autres… 

 

Elle est attablée, écrit, solitaire et solaire. On ne sait si écrire participe à une mise en scène de l’attente ou s’il s’agit de l’essence même du personnage. Une femme, l’auteure peut-être en une subtile mise en abyme, pressent les « souvenirs des femmes qui étaient assises ici, il y a presqu’un siècle, juste après la guerre ». Magie d’être vivante au monde, « vivante dans la vie », dans la sensation de son corps. Demain, il sera poussière et sa fragrance poétique sans doute vibrera encore dans les rues de Paris, perceptible aux jeunes femmes futures. La narration à la première personne nous plonge au cœur d’une pensée qui se plaît à muser dans ses souvenirs, noue des ponts avec le présent, se love dans les mots. L’écrit est le lieu où la vie se tisse, prend chair. Et c’est une histoire d’amour et d’érotisme et de poésie surtout, de création, premier sens du poème, et de transmutation tandis que le mirage du verbe réorchestre l’instant. Peuplé de références, le texte ondoie entre Nadja d’André Breton, Sido de Colette, les contes cruels de l’enfance, Barbe-Bleue, Aladin, Musset, Mallarmé, Victor Hugo, Anna de Noailles qui notait « mes livres, je les fis pour vous, ô jeunes hommes, et j’ai laissé dedans, comme font les enfants qui mordent dans les pommes, la marque de mes dents » … C’est dans les livres que la narratrice mord pour y laisser la marque de ses dents. La réalité hésite alors entre la présence prenante des héros des romans, Fantine, Marius, Jean Valjean et celle de la « vraie vie ». À la lecture répond l’écriture, « l’émotion éminemment sensuelle » qu’elle procure. « L’écriture m’envolait tel un vent d’orage »… Certes, il est question de sexe, d’amour, de femmes aux trajectoires libres, Mara, Sirine, d’hommes, Lev qui peut être un avatar de Barbe-Bleue, de mort, de mémoire, de traces laissées de nos existences, de politique, de la place des femmes dans le discours officiel (le prénom pour les femmes, Hilary, Benazir, le nom pour les hommes, Mitterrand, Eisenhower, Sarkozy…), mais la matière du livre est au cœur de tout cela, une écriture qui doit pénétrer les âmes, les sujets, « chaque mise en route vers l’écriture est un mécanisme de pénétration progressive » mais est liée aussi à une création « par tous les trous du corps » revendiquée par Valère Novarina (in Le Théâtre des paroles).

 

La prose se meut en vers libres, ou l’inverse, dans une dialectique des corps désirants, des corps qui exultent. L’expertise du médecin qu’est aussi Barbara Polla apporte son regard précis, son ancrage au monde. Un univers multiple où les êtres comme les langues livrent chacun leur propre richesse. Pas de mythe de Babel, mais un appétit inextinguible de vivre. On se laisse porter par ce texte foisonnant avec délices. « Écrire voluptueusement, multiplier les mots, les emprunter sans les rendre, les cloner, les muter, les faire boîter comme j’aime à le faire… » nous dit la narratrice. Secret d’une puissance créatrice toujours vivace et humaine, profondément.

 La Favorite, Barbara Polla, BSN Press, Lausanne

Lien vers le blog de l’autrice

Zones grises et frontières

Zones grises et frontières

Il s’agit d’un roman écrit bien avant la guerre actuelle. Tout est dit déjà, Andreî Kourkov nous donne des clés essentielles pour comprendre l’escalade tragique d’aujourd’hui. Pas étonnant qu’il ait reçu le prix Médicis étranger 2022!

Le roman d’Andreï Kourkov, Les abeilles grises, nous plonge en un style dépouillé dans l’univers des sociétés postsoviétiques que l’auteur connaît bien. Ici, il part de la situation improbable de deux personnages, « chacun plus accroché à sa maison-exploitation qu’un chien à son os favori », « les deux derniers habitants de Mala Starogradivka », village situé dans une « zone grise » prise entre l’armée ukrainienne et les séparatistes prorusses. Le protagoniste du récit, Sergueïtch, se sent responsable de ses abeilles et vit dans la crainte qu’un obus ne tombe sur la grange où leurs ruches sont installées pour l’hiver. Pachka, son « ennemi » d’enfance entretient des relations troubles avec les belligérants afin de se procurer des aliments et de la vodka. Lorsque ce dernier demande à Sergueïtch ce qu’il ferait si « les nôtres » lui réclamaient quelque chose, l’apiculteur rétorque « mes « nôtres » sont dans la grange, je n’en connais pas d’autres ». Pourtant lui-même sympathise avec Pedro un soldat ukrainien qui lui rend des visites clandestines. Dans ce cadre de fin du monde hanté par la neige, le froid, le manque d’électricité (elle a été coupée trois ans plus tôt), les bruits des détonations, voire des obus qui s’abattent sur certains bâtiments, les personnages survivent dans un présent parfois contaminé par les réminiscences. Il y a quelque chose du Désert des Tartares dans cet espace qui semble exister hors du monde et du temps. Une autre approche géographique et temporelle se dessine lorsque Sergueïtch part avec ses abeilles pour les lâcher sur des territoires sans danger. Il passe en Ukraine, en Crimée… Le récit devient fable où tragédie et humour se côtoient sous le boisseau de la Russie… L’énorme gâchis de la guerre est souligné par le contraste entre les couleurs de la vie et le gris qu’elle impose. Plus parfaites que les hommes ou aussi promptes aux petitesses qu’eux ?  Moteur des pérégrinations de notre personnage, les abeilles servent de contre-point aux incohérences et absurdités nourries par les êtres humains… À méditer.

Les abeilles grises,
Andreï Kourkov, traduit du russe par Paul Lequesne, éditions Liana Levi

Les abeilles grises de Kourkov
Oser le pari de l’art

Oser le pari de l’art

Barbara Polla et Julien Serve étaient déjà réunis dans le court et subtil ouvrage paru aux éditions Plaine Page, Moi, la grue. Les voici, elle écrivant, lui dessinant, dans L’art est une fête. Barbara Polla y retrace son aventure de galeriste depuis l’idée qui germa en 1984 alors que la jeune femme enceinte s’apprêtait à partir à Harvard. Boulimique de travail, elle mène une multitude d’activités avec le même bonheur, médecin, écrivain, poète, galeriste enfin, car elle aime « rencontrer l’autre », les artistes particulièrement, « parce que rencontrer un artiste, une artiste, c’est à chaque fois pénétrer au cœur de l’humain ». On sent son sourire lorsqu’elle affirme qu’elle aurait pu choisir d’être psychiatre afin de rencontrer l’âme humaine, mais les images créées par les artistes lui parlent, « racontent et recréent des mondes ». Tout devient fête, dans une célébration dionysiaque de la création, les images, les textes, les rencontres, les photographies, les discussions, la musique « qui crée le mouvement et (fait) flotter l’espace » et source d’histoires. Le nom de la galerie, Analix, lié à une faute d’orthographe, les difficultés financières résolues parfois sur le fil, les changements de lieu (le nouvel établissement se nomme L’herbe entre les pavés), les amitiés fortes tissées avec les artistes, leur regard, les commissaires d’exposition (Barbara Polla endossera aussi ce rôle)… Émerge une foule de silhouettes (croquées avec une délicate empathie par Julien Serve), passionnantes, passionnées, qui toutes sont source de nouvelles approches, poétiques, esthétiques, philosophiques, visionnaires parfois, intéressantes toujours. De chacun Barbara Polla apprend, « d’Adrian Philip (…) que le théâtre c’est la vie », de Paul Ardenne que « le travail nous construit, nous poétise»… Le récit se nourrit de tous ces êtres, foisonne de rencontres marquantes, tisse des ponts, des liens, nous livre un panorama de la vie intellectuelle des trente dernières années dans une esthétique de l’émerveillement de la vie, qui est aussi l’œuvre d’art de chacun. L’historienne d’art Marta Ponsa en postface brosse un portrait vivant de l’auteure. Quelle bouffée de saine et vivifiante énergie ! 

L’art est une fête Barbara Polla et Julien Serve (éditions Slatkine)

L'art est une fête Barbara Polla et Julien Serve éditions Slatkine