Les inédits du Corbeau

Les inédits du Corbeau

La plume lumineuse du corbeau mythique de Marseille revient sur ses quarante ans de reggae avec un petit bijou de quatre titres inédits (et une version « edit radio »). Jo Corbeau et son trio le célébrissime Trident, Christophe (Badan) Cusin à la basse, Loïc (Kilo) Wostrowsky, batterie et Denis « Rastyron » Thery, claviers et chœurs, offre ici un reggae superbement orchestré avec de longs passages instrumentaux en improvisation. 

Le premier titre est un hommage au rastafari chanteur et auteur-compositeur principal du groupe de reggae roots Culture, Joseph Hill, dont le Two Sevens Clash inspiré d’une prophétie de Marcus Gravey prédisant la fin du monde connu le 7 juillet 1977 (dans le livre de l’Apocalypse, la « collision des 7 » devait annoncer de terribles bouleversements sur terre, la chute des tyrans et la délivrance des opprimés) a connu un énorme succès. Reprenant Armageddon war de Joseph Hill (album de 1982, Lion rock) et transcrivant sa prononciation, Armagedéon, Jo Corbeau, après une intro aux couleurs de l’Inde, plonge son reggae dans le « tourbillon dense de Babylone » tandis qu’« un froid glacial s’installe sur la planète ». « Confusion la plus totale dans les têtes », sans doute, mais le tissage des mots et des formes mélodiques et rythmiques est sans faille et le discours incisif et militant n’a rien perdu de sa verve. 

Les chiens de garde médiatique sont épinglés lorsque l’on voit « radio Babylon (qui) manipule tout le monde » et les dérives économiques dites libérales dénoncées avec force : « le pouvoir du fric contrôle la machine ». Le monde ne se referme pas pour autant, la capacité d’empathie et la générosité du groupe marseillais lui fait esquisser la silhouette d’une montagne où « l’enfant roi retrouve son sceptre en diamant ». Suit un passage tout de délicate légèreté, L’éloge de la folie. Entre Érasme et un clin d’œil au bateau ivre rimbaldien, « la rivière s’est endormie » et les dérives de notre planète sont mises de côté afin de goûter un instant aux bonheurs de la paix, lire au soleil L’éloge de la folie, par exemple. U mazzeru, en référence au mazzérisme, cette croyance vivace en Corse, qui accorde un don de prophétie funèbre au « mazzeru », « le chasseur d’âmes » dont le corps spectral part chasser et tuer des animaux, renoue avec les sources d’inspiration chamaniques du poète marseillais et lui permet de survoler sa ville sous la forme d’oiseau. « Le jaune dans le bleu de la mer » se peuple de rires et de danses, alors que « la flèche de Brahma (a tué) le cœur du démon » en un Red rock reggae qui rend hommage au poète de Toulouse, Claude Nougaro, « tu verras, tu verras, tu verras »… « une voile d’or se (lève )», la poésie de la Méditerranée affleure, chargée de musiques. Bonheurs !

Poésie jazzique

Poésie jazzique

Everything must change est sorti fin 2021, période peu propice aux concerts qui accompagnent de tels évènements. Désormais Caroline Mayer et ses musiciens peuvent se produire. Le 10 mars dernier c’était au Petit Duc à Aix-en-Provence. Le disque prend une nouvelle dimension et s’avère encore plus attachant lorsque l’on a vu les musiques incarnées sur scène. Une occasion de reprendre le papier que j’avais publié dans un numéro de Zibeline.

Les photographies contenues dans le CD renvoient à l’univers de la chanteuse, donnent à voir le silence lumineux qui l’a séduite dans un coin du sud de l’Italie où elle est retournée exprès pour les prises de vue de l’album.

Everything must change, nouvel album de la chanteuse Caroline Mayer, réunit le piano de Ben Rando, la contrebasse de Patrick Ferné, les percussions et la batterie de Cédrick Bec dans un univers jazzy à l’élégance sensible. On se laisse porter par l’instrumentation pailletée d’Harvest Moon et la douceur d’une réconciliation avec une nature délivrée de l’agitation des villes.

CD Caroline Mayer, Everything must change

L’ouverture en descentes chromatiques de Blackbird s’ourle d’une délicatesse acidulée aux pulsations d’un jazz qui renoue avec ses origines dans Afro Blues où la voix se mêle aux percussions nues que rejoint le contrechant de la contrebasse puis les accords du piano avant de larges respirations envoûtantes sur lesquelles la mélodie se déploie, arqueboutée sur des notes ostinato. La voix se fait légère, les balais effleurent la batterie, pour l’intimité de I get along without you very well… « of course I do ! ». La reprise d’Alfonsina y el mar est empreinte d’un lyrisme onirique dont l’intériorité semble nourrir Slave to love dans sa plongée sensuelle comme au cœur d’un tableau d’Edward Hopper. Le murmure du chant se fond aux harmoniques instrumentales de Speak low, joue de la fragilité des aigus, reprend son élan dans les graves, puis se glisse dans un temps étiré avec le ton de la confidence qui pourrait aussi sceller le départ d’un road trip dans It ain’t me babe. Le morceau final qui donne son titre à l’album se love dans l’inquiétude existentielle de l’instabilité du monde (« nothing stays the same »), la musique reste alors le point d’ancrage, le lieu stable où lumineux, le temps se suspend…

Lorsque le clavecin d’hier rencontre la harpe d’aujourd’hui

Lorsque le clavecin d’hier rencontre la harpe d’aujourd’hui

Première mondiale que cette monographie de Rameau enregistrée à la harpe dans l’acoustique de l’Abbaye de Royaumont par Constance Luzzati ! Un florilège des plus belles pièces à titre des Suites de pièces de clavecin de 1724 (suite en mi et suite en ré) et des Nouvelles suites de pièce de clavecin de 1728 (suite en sol). La fine harpiste élargit le champ du répertoire de son instrument, participe à des créations contemporaines, transmet son art au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, rédige une thèse d’interprète et resitue le sens de la transcription des œuvres. Il ne s’agit pas de traduction, qui signifie que l’on passe d’une langue à l’autre. « Hormis pour ce qui concerne le développement du répertoire, la transcription est « inutile » à l’œuvre, elle est « gratuite », et c’est précisément là que réside son intérêt », écrit la musicienne en préambule.

La plupart du temps, les partitions pour clavecin sont jouées à la harpe sans modifier une note. Tantôt le son délicieusement aigrelet du clavecin résonne sous les doigts de la harpiste, tantôt, on a l’impression d’entendre un ensemble de guitares au son moelleux, tantôt la fluidité cristalline de la harpe reprend le dessus. Peu importe l’instrument employé, priment la vivacité des danses, l’humour (ainsi La Poule), la subtilité de composition, la charpente puissante des tableautins d’où émergent les silhouettes des Cyclopes, sans doute plus champêtres que telluriques à la harpe, des Muses qui conversent, de la Villageoise en un rondeau rêveur, de l’élégante Dauphine

Enharmonique, disque de Constance Luzzati

Le timbre des cordes pincées de la harpe (comme celles du clavecin, mais avec des arrondis plus marqués, des résonnances plus nimbées) s’accorde à la poésie du Rappel des oiseaux dont la virtuosité d’écriture, ses décalages, ses syncopes, sa narration plus proche de l’opéra que de la musique de salon, transcrit la volubilité des oiseaux en un foisonnant frémissement tandis que Les Sauvages, l’un des « tubes » du CD, transportent l’auditeur. Se déploie tout au long du disque jusqu’à l’œuvre éponyme L’Enharmonique et ses changements de tonalité grâce à ses « notes enharmoniques », c’est-à-dire nommées différemment mais produisant le même son dans la gamme tempérée, une interprétation convaincante de l’œuvre de Rameau, où l’on entend les « deux mains » du clavecin sublimées par les harmoniques d’une harpe aux sons ciselés. Il n’y a pas de trahison dans cette clarté où les ornementations fleurissent, non comme de futiles fioritures, mais l’exposition d’un propos qui s’affirme et s’aiguise. À écouter en boucle ad libitum !

Enharmonique Rameau, Constance Luzzati, harpe, Paraty.

Quelque chose qui nous dépasse

Quelque chose qui nous dépasse

Dans l’introduction du livret qui accompagne son enregistrement des Canyons aux étoiles de Messiaen, Jean-François Heisser explique : « il y a dans cette œuvre une grandeur qui efface les interrogations sur le compositeur, quelque chose dans la musique qui nous dépasse et saisit le public instantanément ». Cette œuvre de Messiaen a sans nul doute une dimension cosmique et mystique, construite en un vaste bloc divisé en douze parties qui célèbrent les beautés de la nature et les chants d’oiseaux.

 Commandé dans le cadre des célébrations du bicentenaire des Etats-Unis par Alice Tully, cet opus fut créé à New York en 1974. Messiaen visita le site de Bryce Canyon dans l’Utah afin de s’imprégner de l’esprit des terres pour lesquelles il allait composer, d’où le titre général et celui de la partie n°7, Bryce Canyon et les rochers rouge-orange. Le thème de l’élévation, depuis le fond des canyons aux étoiles, rappelle celui de l’âme, de la spiritualité qui nimbe les choses terrestres de son aura. Le désert, brève pièce introductive, débute et s’achève par une partie confiée au cor d’harmonie, fabuleux Takénori Némoto dont l’Appel interstellaire (partie 6) est un passage d’anthologie. Si les sirlis du désert pépient au cœur de chant d’oiseaux de la première partie, ce sont Les orioles, loriots de l’ouest américain qui entrent en scène dans le deuxième passage, tandis que les chants d’oiseaux japonais et américains décryptent Ce qui est écrit sur les étoiles en un mouvement cyclique virtuose. Puis, porté par le piano, c’est au tour du Cossyphe d’Heuglin (oiseau d’Afrique du Sud) d’enchanter le monde. La géographie des canyons tisse avec les chants d’oiseaux une trame puissante réunissant les écritures telluriques et minérales aux emportements aériens qui dépassent les frontières des continents, seuls sans doute à pouvoir nous faire atteindre une Jérusalem céleste à laquelle est comparé le site de Zion Park (partie 12, Zion Park et la Cité céleste).

 

Couverture CD Des canyons aux étoiles de Messiaen par Jean-François Heisser et l'Orchestre de la Nouvelle Aquitaine

Jean-François Heisser dirige avec une scintillance onirique cette partition dont il a été longtemps le pianiste (ici, Jean-Frédéric Neuburger relève le défi avec maestria, unissant à un époustouflante technique un jeu nuancé et coloré). Le xylorimba (Adélaïde Ferrière) et le glockenspiel (Florent Jodelet) dialoguent avec une élégante finesse. L’Orchestre de chambre Nouvelle-Aquitaine apporte ses couleurs, son sens des contrastes, l’équilibre de ses pupitres particulièrement sensibles grâce à une somptueuse prise de son. Bref, le chef d’œuvre de Messiaen qui nous a quittés il y a trente ans (le 27 avril 1992) trouve ici un splendide écrin.

Des canyons aux étoiles, Olivier Messiaen, Orchestre de Chambre Nouvelle-Aquitaine, éditions Mirare

À rythmes croisés

À rythmes croisés

Kalliroi Raouzeou et Sylvie Aniorte-Paz empruntent le nom de leur nouvel album, Zoppa, à l’expression italienne « alla zoppa » qui désigne le mouvement « à la boiteuse » en musique. Leur vagabondage entre les langues, les textes des poètes, Fernando Pessoa, Jorge Luis Borges, Pablo Neruda, et leurs propres écrits, tisse une « topographie » répartie en douze pièces. Invisibles ouvre le recueil, voix à l’unisson, dans la pleine beauté des timbres de chacune, l’une un peu plus grave teintée des intonations rocailleuses de l’espagnol flamenquiste, l’autre aux modulations souples, toutes deux sourdement passionnées. Un parfum de jazz s’immisce dans ce premier morceau, auquel fait écho le dernier, éponyme du CD, Zoppa, seul à être entièrement écrit en français et qui porte un regard tendrement espiègle sur l’élan créateur dont la thématique se décline au fil des musiques : Não sou nada (« Je ne suis rien/ (…) / je porte en moi tous les rêves du monde »), hommage au voyageur immobile de Fernando Pessoa, part du rythme interne du phrasé du poème, fondation d’une mélodie qui se déploie ensuite avec ampleur, Víspera, de Pablo Neruda égrène « des milliers de particules de sables et des rivières qui ignorent le repos », Leo te digo dessine un jeu de piste entre les mots grecs et espagnols. Kaïmo, l’intraduisible terme grec transcrit parfois par spleen, orchestre les langues vernaculaires des deux chanteuses en écho, tandis que Roma joue sur le thème du palindrome Roma Amor. Car il est avant tout question d’amour. Il y a celui protecteur de la Vierge Marie, figure de la Panagia grecque, qui console les exilés qui accostent à Phocée sur une musique traditionnelle de l’île de Patmos tandis que la lyra crétoise apporte ses effluves d’Orient. Le sentiment amoureux est magnifié par les mots de Neruda, Diciendo que palabras, les échos invocatoires de Litania à la mélancolie jazzée, les traces rêvées d’amours jamais avouées, Que no daría (Borges) : « que ne donnerais-je pour la mémoire que tu m’aurais dit que tu m’aimais »… « à contre-nage » les musiciennes dansent accompagnées par une phalange de musiciens d’exception. Un petit bijou !!!

Zoppa, Sylvie Aniorte-Paz & Kalliroi Raouzeou, Sublimes Portes

Zoppa, dernier disque de Kalliroi Raouzeou et Sylvie Paz