Le corps, un récit vivant

Le corps, un récit vivant

Le Pavillon Noir accueillait le 30 septembre dernier Arthur Perole, artiste associé pour la période 2022-2023. Le danseur et chorégraphe proposait lors de cette soirée festive et participative (le spectacle était suivi par la Boum Boom Bum où chacun, muni d’un casque de Silent Party, déambulait entre food truck, stands improbables, karaoké, tubes de boums et DJ set final) Nos corps vivants aux côtés de Marcos Vivaldi (musicien), Benoit Martin (son) et Nicolas Galland (lumière). Alors que le public s’installe autour du module carré sur lequel le danseur va évoluer, des bonbons sont distribués, ceux de nos fêtes d’anniversaires petits, retour à une innocence où l’on ne se pose pas de questions sur le sucre et ses effets nocifs, juste un instant de partage !

« C’est bon ? tout le monde est servi ? » le danseur quitte alors sa doudoune poilue pour dévoiler un marcel pailleté tandis que des bribes de conversations se diffusent, « les drogues mettent en contact avec les fantasmes… j’ai toujours eu peur des autres, depuis que je suis né… les hommes on leur impose pas trop de choses, les femmes si… » des ondes sonores viennent habiter l’ombre, le corps du danseur se tord, fluide, les bras se tendent, se courbent, essaient l’épaisseur de l’air. Le visage traduit toute une palette d’émotions, se fige dans les attitudes convenues des cartoons. Les mimiques stéréotypées deviennent vocabulaire de danse, la gestuelle normée des conversations est dessinée avec espièglerie et un certain sens du tragique. Derrière la banalité des poncifs où se placent individualité, personnalité, pensée ?
La voix de Marguerite Duras apporte sa gravité suave « On ne voyagera plus, ça ne sera plus la peine… quand on peut faire le tour du monde en huit jours… pourquoi le faire ? ».

Arthur Perole Noscorpsvivants@Nina-FloreHERNANDEZ<br />
Pavillon Noir

Nos corps vivants@Nina-FloreHERNANDEZ

Le corps du danseur, statue vivante, compose une mélodie où les rythmes se heurtent, cherchent l’arrêt sur image, se saccadent, sont emportés dans une écriture qui les dépasse. Puis le performeur jongle, à l’instar d’un Charlie Chaplin, avec les sources de lumière, déploie un clavier de piano pour une chanson de Françoise Hardy. La performance enserrée dans un espace minimaliste ouvre les frontières de nos habitudes, de nos inconscients, l’humour empreint d’un indéniable lyrisme épouse avec tendresse la multiplicité de l’humain.

Pavillon Noir et Bois de l’Aune, le 30 septembre 

Lorsque le hip-hop rencontre le ballet

Lorsque le hip-hop rencontre le ballet

La deuxième édition du temps fort Un air de danse offre décidément une programmation d’une richesse et d’une variété qui hissent la ville musicale qu’est devenue Aix-en-Provence, grâce au foisonnement de ses festivals, au rang des lieux incontournables de la danse. 

 La programmation concoctée par Nicole Saïd (Ballet Preljocaj) aborde avec bonheur et éclectisme les divers aspects de la danse aujourd’hui. Parmi les spectateurs, danseurs et chorégraphes de la région affluent, tant ces instants sont précieux. La formule est simple : un premier spectacle gratuit précède un second payant (mais à des tarifs abordables, 10 à 20€), pour une forme plus longue.

Jeudi 27 juillet, la scène ombragée du parc Jourdan recevait pour deux pièces aux univers très différents le chorégraphe Kader Attou, fondateur de la Cie Accrorap, directeur du Centre chorégraphique national de La Rochelle en 2008 à la suite de Régine Chopinot et enfin implanté dans la Région Sud et installé à la Friche de la Belle de Mai depuis 2022. La première œuvre, Prélude, fait se rencontrer la musique de Romain Dubois, toute de crescendos ad libitum, en une spirale ascendante sans fin, et les corps des danseurs emportés dans une houle d’énergie. 

Prélude, Kader Attou © Agnès Mellon

Prélude, Kader Attou © Agnès Mellon

Véritable hommage au hip-hop, Prélude pour neuf danseurs s’articule sur les pas de cette danse, invite les artistes à se surpasser en des soli d’une éblouissante virtuosité ; les évolutions d’ensemble, dont certains passages semblent être des échos de chorégraphies de La Horde : face au public, en une affirmation réitérée des gestes libérés de toute contrainte, habités de la sève même de la vie. Les respirations dessinent les mouvements, se plient aux rythmes, apportant une intensité ébouriffante au propos. 

Aux sources des émotions

Symfonia Pieśni Żałosnych, inspirée au chorégraphe en 2010 par la Symphonie n° 3 dite « des chants plaintifs » de Henryk Mikołaj Górecki, lui permet d’inscrire son travail dans l’humus des émotions. Cette écriture de l’intime qui évoque souffrance, douleur, amour, joie, emprunte aux divers vocabulaires de la danse, depuis le hip-hop fondateur dont les élans sismiques parcourent les corps de quelques danseurs, à des formes de ballet très contemporaines en passant par des références venues des danses populaires. Vue par Kader Attou comme un hymne à la mère, à la création, sur la version de la soprano Dawn Upshaw avec le London Sinfonietta, la musique aérienne laisse toute latitude aux dix danseurs pour inventer leurs propres scansions atteignant une universalité délicate à l’image des bras mouvants de la danseuse qui ouvre la pièce après des arrêts sur image de l’ensemble.

Symfonia Pieśni Żałosnych, Kader Attou © JC Couty

Symfonia Pieśni Żałosnych, Kader Attou © JC Couty

Les ralentis poussés à l’extrême, les accélérations, les courses croisées où personne ne se rencontre, les amas de corps qui suivent les mouvements insensibles d’une danseuse tel un pistil debout, les effets des amples manteaux doublés endossés pour le final, tout concourt à une poésie étrange et envoûtante jusqu’au bout des doigts des danseurs en une humanité qui se réconcilie.

Spectacles donnés le 27 juillet au parc Jourdan, Aix-en-Provence, dans le cadre de Un Air #2 Danse.

Ballets russes et problématiques contemporaines

Ballets russes et problématiques contemporaines

Deux créations mondiales inspirées d’œuvres d’Igor Stravinsky étaient portées par les Ballets de Monte-Carlo en cette fin de saison, juste avant la F(ê)aites de la Danse qui a enflammé la place du Casino. 

Ballets de Monte Carlo, Pulcinella, Jeroen Verbruggen

Ballets de Monte Carlo, Pulcinella, chorégraphie de Jeroen Verbruggen © Alice Blangero

Rarement la faculté à se glisser dans toutes les formes chorégraphiques de la fantastique troupe dirigée par Jean-Christophe Maillot a été aussi évidente, tant les deux pièces dessinent des univers différents. Le premier, Les Nuls, s’attache aux inégalités qui scindent les peuples, Le second, Firebird, prend des allures de mythe fondateur. 

Pas si « nuls » !

Le chorégraphe Jeroen Verbruggen reprend le ballet Pulcinella (Pulcinella, ballet avec chant en un acte d’après Giambattista Pergolesi, pour le titre complet) que Stravinsky composa en 1919 sur une commande de Serge Diaghilev, en détourne l’argument en le rebaptisant Les Nuls, afin de « donner de la valeur à ces gens méprisés, à ces « nuls » (Nulla) qui ont bien souvent une longueur d’avance sur les autres » explique le chorégraphe dans sa note d’intention. Il précise encore : « Pulcinella symbolise pour moi une forme de contre-culture dans laquelle peuvent se reconnaître les minorités ». La scénographie (Wolfgang Menardi) multiplie les objets de consommation de notre époque, qui envahissent comme les sons à quasi saturation l’espace matériel et sonore, codifiant les esprits et les mœurs, réglant les apparences qui norment les êtres et définissent leurs relations et leur statut social. Les costumes dus à Charlie Le Mindu (issu de la culture underground et drag performance) offrent de multiples interprétations, amas de graisses sur les corps ou référence à certains personnages du Combat de Carnaval et Carême de Pieter Brueghel l’Ancien.

Le caractère de la commedia dell’arte de Polichinelle (Pulcinella) est conservé dans le jeu espiègle et parfois féroce des scènes. L’argument du ballet originel mettait en scène un Pulcinella poursuivi par l’amour de jeunes filles, suscitant la jalousie de leurs fiancés qui décidèrent de tuer leur rival. Ce dernier, ayant été informé du complot, mime son propre assassinat puis sa résurrection, se venge de ceux qui l’ont rossé et bénit finalement leurs mariages. Le cercueil de Pulcinella est ainsi mis en scène, attend dans un coin avant de devenir central. 

Ballets de Monte Carlo, Pulcinella, Jeroen Verbruggen

Pulcinella, Jeroen Verbruggen © Alice Blangero

La chorégraphie ne cesse de faire des pas sur le côté, se plaît à brouiller les pistes, démultiplie les techniques, passe des pointes au hip-hop, fait boîter ses personnages, insiste sur les déséquilibres, les fêlures, les solitudes et les mouvements d’ensemble acrobatiques, démythifie le récit en insérant un moment « backstage » où les danseurs se reposent, s’exercent et où les techniciens viennent effectuer quelques changements.

Pied de nez aux manifestations sentimentales, un cœur énorme est représenté, sous sa forme de planche anatomique. Rien ne fait plus rêver dans ce monde dominé par un serpent ouroboros : le cycle se referme sur lui-même. L’ensemble est étrange, vivement animé, drôle et dépasse avec jubilation la dichotomie des personnages et de leurs fantômes : chaque caractère est assorti de son double fantomatique. Le réel est mis en doute, la véracité des êtres aussi…

Firebird, Ballets de Monte Carlo, Goyo Montero

Firebird, Goyo Montero © Alice Blangero

Conte enflammé

Le ballet de Goyo Montero, Firebird, inspiré de L’Oiseau de feu de Stravinski reprenait les codes du conte russe avec bonheur dans décor en épure (Curt Allen-Wilmer et Leticia Gañàn) qui rythmait l’espace scénique par de longs voiles noirs aux reflets métalliques tels des fûts d’arbres étranges d’une forêt où des protagonistes se perdent, se cachent, se croisent, se découvrent, se heurtent, s’affrontent, se retrouvent enfin, le tout dans les superbes lumières de Samuel Thery (aussi aux commandes de celles du premier spectacle).

Plus question pourtant du jeune prince prisonnier d’un sorcier et que sauve un oiseau de feu. Une horde, « les Explorateurs » spécifie le programme de salle, dirigée par leur redoutable chef, Christian Assis, vêtue d’incroyables carapaces noires de pied en cap comme sortie d’une BD de Druillet arrive par la fosse d’orchestre avant d’envahir l’espace d’une « végétale minéralité » de la scène. Face à elle, la « tribu », composée de vingt-deux danseurs gainés dans des justaucorps cuivrés, livre le combat mené par leur cheffe, sublime Anna Blackwell, alliage de puissance tellurique et de fragilité. Les deux groupes s’affrontent en vagues amples : les corps ondoient, brûlent d’une inextinguible passion, s’exacerbent à l’image des passions qu’ils incarnent.

Firebird, Ballets de Monte Carlo, Goyo Montero

Firebird, Goyo Montero © Alice Blangero

Il est histoire de conquête, d’une terre, d’un amour, peu importe ; la violence destructrice dévaste tout, espace et émotions, les « arbres » sont arrachés, les corps tués au cœur de cette danse méphistophélique. Seule respiration qui pourrait sembler à un début d’harmonie, la célèbre « berceuse » au cours de laquelle les deux groupes effectuent une ronde commune, paix fugace. Anna Blackwell est vraiment l’oiseau de feu, phénix qui renaît de ses cendres, plus puissant que jamais, âme vibrante qui transcende ce qui l’entoure : elle est, explique Goyo Montero « la semence de la vie qui reviendra toujours quand nous en aurons fini avec nous-mêmes et que nous aurons tout détruit autour de nous ». Féérie et mysticisme se rencontrent ici en une fable contemporaine qui nous met en garde… N’est-ce pas la fonction des contes ?

Ce spectacle a été donné au Forum Grimaldi (Monaco) du 28 juin au 1er juillet

Aubagne à l’heure flamenca

Aubagne à l’heure flamenca

L’esplanade de Gaulle était comble cette année encore. L’effervescence de la soirée de clôture rendait bien compte de celle des journées précédentes, alliant transmission, conférences, concerts, danse, cinéma… la dernière soirée débutait par une fougueuse initiation à la Sévillane, cette danse qui peut symboliser tour à tour la rencontre, la séduction, la dispute, la réconciliation, enchaînant ses pas, ses ronds de jambe, ses coups, ses pas de basque ou de bourrée.

L’art flamenquiste trouvait ensuite une palette foisonnante de registres dans les deux spectacles donnés sur la grande scène, soulignant à quel point cette danse multiple est expressive, conte, poétise, s’accorde aux plus intimes variations des sentiments, du plus subtil au plus emporté, emportant les éléments dans son orbe. C’est la Terre qui parle avec la danseuse Maise Márquez (prix Extraordinaire du Festival de Jerez en 2019) accompagnée des percussions de David El Chupete, de la guitare de David Caro et du chant de Manuel Pajares et Manuel Gines.

Maise Marquez aux Nuits Flamenca d'Aubagne

Maise Márquez © Mara des Bois

Les modulations des airs de Habla la Tierra vibrent à l’unisson des pas de la danseuse qui tisse une trame ardente, rompant la trame, laissant les phrases en suspend puis les reprenant avec d’infimes fluctuations, les pas se pressent, les talons emballent le rythme des instruments qui suivent avec allant les fantaisies narratives d’un discours qui trouve en lui-même ses propres ressorts.

C’est l’univers du poète assassiné à Grenade, Federico Garcia Lorca, qui se voyait ensuite évoqué dans une mise en scène très théâtrale adaptant les musiques de Manuel de Falla aux guitares de Jose Tomás Jimenez et Francis Gómez, les chants d’Enrique Rimache, El Quini, Manuel de la Nina et Remache, aux pas de Marina Valiente, Caludia Cruz et Marco Flores, chorégraphe et metteur en scène de l’ensemble. Sota, Caballo y reina présente une succession de tableautins, miniatures espiègles et vivantes, inspirés du concours Granada Cante Jondo de 1922 (concours conçu par Manuel de Falla et Lorca), animés par la virtuosité pittoresque des danses, ici un café, là, une salle de bal, une scène campagnarde, un mariage, une cérémonie…

Marco Florès

Marco Florès aux Nuits Flamencas d'Aubagne

Nuits Flamencas Aubagne 2023

Spectacle de Marco Florès Aubagne Nuits Flamencas

le caractère souvent tragique du flamenco se mue en volte fantaisiste, le sourire gagne, la maestria des danseurs subjugue. Marco Flores joue, danse, emporte le public dans la verve de ses évolutions. Une pure merveille !

Soirée du premier juillet, Aubagne

Sans cesse se tisse le fil d’Ariane

Sans cesse se tisse le fil d’Ariane

J’avais vu ce spectacle en octobre 2022, il est redonné au théâtre de La Criée de Marseille. Moment souvenir…

Angelin Preljocaj se plaît au cours de ses explorations chorégraphiques à revisiter les contes et les mythes et à les passer à la moulinette de la philosophie et de notre contemporanéité. Se mêle ainsi à ses créations l’interrogation sur ce qui constitue les rituels de notre temps. Son nouvel opus, Mythologies, créé pour vingt danseurs du Ballet Preljocaj et du Ballet de l’Opéra national de Bordeaux, revisite un florilège de mythes issus pour la plupart de l’humus grec, mais n’hésite pas à traverser l’Atlantique pour évoquer les Mayas et leurs sacrifices sanglants, préfiguration de l’évocation de l’actuelle guerre en Ukraine dont les images défilent par bribes déchirées en fond de scène. 

Sur ce même écran, les visages filmés en gros plan de chaque danseur par Nicolas Clauss, ancrent davantage le propos dans le présent et insistent sur le caractère puissamment incarné des récits. D’emblée on est séduit par les mouvements d’ensemble de l’ouverture, ses géométries magnifiquement réglées, sa statuaire qui s’anime, nimbée de lumières qui sculptent les corps. Une vingtaine de saynètes se succèdent, livrant un échantillonnage souvent éblouissant du savoir-faire du chorégraphe.

Mythologies d'Angelin Preljocaj

Mythologies d’Angelin Preljocaj © Olivier Houeix

Le traitement de certaines figures mythologiques ourle de sa poésie inventive ces tableaux vivants, Icare déploie ses ailes au-dessus de personnages emprisonnés dans leurs cages un peu kitch, les arcs des Amazones apportent de nouvelles sonorités, les nuances moirées de la scène des Naïades, les costumes translucides d’Eden, le travail des bras, subtilement élégant, onirique à souhait dans le somptueux Final. 

On s’attardera sur la beauté du premier pas de deux (Duo) avant de plonger dans les horreurs immémoriales, violence des sexes, que ce soit dans Catch ou dans la scène du Minotaure avec un viol d’Ariane fuyant à travers une forêt mouvante. Tout y est trouble, on ne sait si ces agressions ne participent pas aussi d’une complaisance sado-maso qui s’enlise dans les replis obscurs. 

Mythologies d'Angelin Preljocaj © Jean-Claude Carbonne

Mythologies d’Angelin Preljocaj © Jean-Claude Carbonne

Autre personnage essentiel de l’œuvre, la musique signée Thomas Bangalter offre une partition poétique aux multiples registres. Pas d’acmé finale, mais un épilogue sombre, où les vivants s’emparent des draps recouvrant les mourants pour s’en revêtir tels d’amples capes symbolisant peut-être une passation des histoires et des mythes qu’elles véhiculent.  

Mythologies a été donné au GTP, Aix-en-Provence du 5 au 8 octobre

Et si déjà le monde n’était plus qu’une légende?

Et si déjà le monde n’était plus qu’une légende?

La création 2021 du chorégraphe et directeur du KLAP, Michel Kéléménis, Légende, s’adresse aux enfants, mais aussi aux grands par son universalité. Certes, à l’instar des livres pour enfants, pas de grandiloquence ni de recherche indigeste, mais un condensé d’inventivité, de délicatesse, d’humour, qui nous amène à réfléchir, passés les premiers émerveillements et les premiers rires. Le point de départ s’ancre dans une dystopie à laquelle bien des signes actuels semblent prédisposer notre avenir : les animaux ont disparu de la Terre, seuls restent les êtres humains. 

Légende, spectacle de Kéléménis donné au Pavillon Noir, Aix-en-Provence

Légende de Michel Kéléménis © DR

Ils sont quatre sur scène, les survivants de l’apocalypse, Claire Indaburu, Hannah Le Mesle, Maxime Gomard, Anthony Roques, comme surpris d’exister encore alors que tout s’est dissipé. Subsiste comme animal de compagnie un très spirituel petit robot (un projecteur qui s’anime et dont les « yeux » bougent et changent de couleur en fonction de ses émotions), digne héritier de Wall-E (le petit héros mécanique du film éponyme d’Andrew Stanton). Pas d’apitoiement ni de lamento sur le temps passé. Les interprètes font revivre par leur danse la faune absente, réinventent les démarches, les attitudes, les tenues, et déploient une fresque drôle voire potache, où leurs souvenirs nimbés d’une imagination fertile ou l’inverse peu importe, reconstituent l’idée des éléphants, des cygnes, des hémiones, les poules… La musique du Carnaval des animaux de Saint-Saëns permet de décrypter ce qui pourrait être obscur dans l’identification des spécimens représentés. Des séquences dues aux créations électro d’Angelos Liaros-Copola viennent ajouter un autre dynamisme et ancrent le propos dans l’hypothétique futur qu’il décrit. La danse s’orchestre en tableautins expressifs au cœur desquels les danseurs deviennent les acteurs de leur propre mythologie, émouvants, drôles, architectes d’une histoire rêvée.

Les corps sont des idées dont la mouvante géométrie se développe avec une élégante vivacité. La précision des gestes, le sens toujours présent dans le moindre pas, l’intelligence espiègle d’une narration qui ose les détours les plus insolites et fonde un bestiaire qui tient tout autant de celui que nous connaissons que de celui d’un Brueghel, associant à l’observation du réel les ajouts les plus incongrus, créant une arche de Noé fantastique où des êtres mirifiques s’envolent, d’autres plongent dans les eaux calmes d’une mer onirique, d’autres encore arpentent la terre, s’y cachent, trouvent des arbres improbables, des nids étranges. L’acrobatie s’immisce dans la grammaire de la danse, apporte l’élan de ses pirouettes à la volonté de sauver un monde perdu… celui de notre humanité aussi nimbée des superbes lumières de Bertrand Blayo.

Spectacle donné au Pavillon Noir le 25 mars