Gémellités encordées

Gémellités encordées

Les Gharbi Twins, malgré leur nom, sont un trio constitué de jumeaux (d’où le nom) et de leur cousin. Tous trois sont des figures majeures de la musique classique tunisienne actuelle. Bechir Gharbi, le Paco de Lucia du oud, Mohamed Gharbi, violoniste hors pair et Sami Gharbi, un prodige du qanûn. La complicité qui unit ces musiciens accorde à leur jeu une liberté inégalée.  Un regard, un sourire, l’effleurement d’une corde, l’esquisse d’une note et la magie opère. Dès les premières mesures, un vol d’oiseau s’élève au-dessus de la cour de l’hôtel Maynier d’Oppède. Plus tard, un pigeon roucoulera entre deux accords de l’incipit d’Espoir. On sourit : tout se conjugue autour des instrumentistes à qui l’on doit toutes les compositions du concert.

Chacune est un condensé d’émotion, convoquant les motifs de la musique classique du Moyen-Orient, usant des maqâms que l’on peut rapprocher des râgas de la musique indienne, qui associés aux quatre éléments, au jour et à la nuit, insufflent un caractère différent aux morceaux. La spiritualité est indissociable des pièces interprétées et le résultat est tout simplement envoûtant. Dans la touffeur de l’été, le trio invite la douceur d’un Parfum d’hiver, reprend ostinato le motif d’Espoir, l’irisant de variations subtiles, nous invite à plonger dans son Enfance où les instruments se métamorphosent insensiblement, le oud prend des allures de guitare, le violon s’évade en rêveries tziganes… Avant l’été nous transporte dans des sonorités d’outre-Atlantique où la country flirte avec les quarts de ton de l’Orient tandis que les musiciens se lancent dans des soli ébouriffants : inventivité, humour, virtuosité qui préparent au duo/duel de Contemplation. Les deux frères jouent en miroir, poussant l’autre à se surpasser, en une émulation espiègle et brillante.

Oud
violon

Le oud alors s’hispanise, adopte des phrasés dignes de Paco de Lucia et offre des pages d’anthologie d’une musique universelle, le violon côtoie les étoiles, et le qanûn s’exacerbe, les mains du musicien frappent, volent, redessinent les rythmiques, soutenant de ses articulations sûres les débauches oniriques des deux autres. Nomade tunisien poursuit avec plus de netteté encore « le voyage entre toutes les cultures à travers le monde » (Mohamed Gharbi), les accents venus de tous les coins de la planète fusionnent ici, une respiration de l’Inde, un écho d’une musique de la Grèce, un soupir d’Asie Mineure (commun à la musique turque et à celle des rébétikos), une fragrance des airs classiques de la Tunisie, -le voyage, c’est aussi revenir-, un soupçon de danse balkanique, un effet de jazz… Tout simplement éblouissant !

Qanûn

 

Concert donné le 21 juillet dans le cadre du Festival d’Aix-en-Provence, Hôtel Maynier d’Oppède

La cornemuse, instrument mystique?

La cornemuse, instrument mystique?

Éric Montbel, saxophoniste de jazz, eut le coup de foudre à dix-sept ans, l’âge où l’on n’est guère sérieux, pour la cornemuse. « Pour se démarquer, c’est parfait, sourit-il ! c’est un instrument insupportable et adorable ». En résidence au Chantier de Correns, ce compositeur, chercheur, docteur en ethnomusicologie et j’en passe, jouait au sein du Babeloni Quartet, formation composée de musiciens aussi inventifs que lui, Yvon Bayer, sonneur et danseur, Marc Anthony et sa vielle à roue acoustique et Nicola Marinoni, percussions et bruitages. Le concert baptisé Les cornemuses alchimiques donnait à découvrir un échantillonnage de cornemuses, grande cornemuse, cornemuse à miroirs, pastoral-pipe, gaïda (« impossible de toutes les rencontrer, il en existe une bonne centaine de par le monde ! » précisait Frank Tenaille, directeur artistique du Chantier, lors de sa présentation) …

Se rencontraient sur scène les mélodies, toutes des créations dont les motifs plongeaient dans l’humus des musiques traditionnelles, et les œuvres filmées de peintres (montages d’Yvon Bayer et Sylvain Fornaro), Le combat de Carnaval et Carême de Pieter Brueghel l’Ancien et Le Jardin des délices de Jérôme Bosch, en un voyage qui soulignait les détails, s’attardait sur une vignette, une expression, une scène, découvrant dans le foisonnement des œuvres les représentations allégoriques ou simplement pittoresques de la cornemuse, hésitant entre les figures osées et l’instrument de fête de village… 

Le Quartet Babeloni, 27 janvier, La Fraternelle de Correns © MC

Les airs et les rythmes s’accordent avec le jeu des images, les nappes électroniques de la vielle dessinent des atmosphères d’autres mondes, l’époustouflant duo de guimbardes répond à la palette du udu (vase venu d’Afrique et fabriqué « sur mesure » dans le Berry pour Nicola Marinoni par Sébastien Brothier) et aux infinies variations des cornemuses (chacune accordée différemment permettant de passer des tonalités majeures à mineures avec finesse).

Concert du Babeloni Quartet, Correns

Babeloni Quartet le 27 janvier à Correns © MC

La danse d’Yvon Bayer vient transcrire l’esprit de fête véhiculé par les musiques campagnardes, entraînante d’abord, « aux bras » d’une robe rouge, puis surlignant les pauses des danseurs en les figeant au cœur de leurs tournoiement par des arrêts sur image tout droit sortis de l’œuvre de Brueghel. C’est une conclusion stellaire portée par les vagues oniriques de la vielle qui nous emporte dans la dimension métaphysique des compositions. Jonction émouvante entre la matière organique et l’élan spirituel.

Le concert de fin de résidence a été donné à La Fraternelle de Correns le 27 janvier dernier

Cet extrait vidéo est un échantillon du travail en amont du concert du 23 janvier 2023. Le trio des origines s’est transformé en quartet. Le tableau de la tour de Babel de Bruegel l’Ancien nous donne la clé de l’origine du nom du groupe. 

L’orchestre des hommes-orchestres

L’orchestre des hommes-orchestres

Jean-François Vrod et Frédéric Aurier, violons, Sylvain Lemêtre, percussions, un énoncé très sage qui laisserait croire que ce trio emblématique de la musique trad, La Soustraction des fleurs, présenté sous l’abréviation La Soustrak, va se contenter de reprendre la tradition des violoneux du Massif Central dont Jean-François Vrod a patiemment et passionnément collecté les airs. Bien sûr pouvait mettre la puce à l’oreille la présence de Frédéric Aurier, membre du Quatuor Béla, familier de la musique classique aussi bien que de la création contemporaine, mais bon, un détour par la bourrée auvergnate est souvent emprunté par le violoniste et compositeur. Si l’on a déjà écouté le théâtre musical parlé et percuté de Sylvain Lemêtre (son superbe solo Sonore Boréale par exemple), on sait que le musicien est adepte des fabrications inédites et des percussions improbables. Bref, La Soustrak menée par Jean-François Vrod qui porte son attention sur les formes contemporaines, les cultures de la planète et la poésie sortait ce jour-là d’une résidence studieuse au Chantier de Correns et offrait à nos oreilles neuves une création traversée par les musiques traditionnelles du Massif Central, le théâtre Nô, un soupçon de musique des Balkans, mêlant les instruments « traditionnels » tels les violons à une série de « prototypes » inventifs et cocasses. « On pourrait dire que nous avons fait un concert de prototypes » souriait Sylvain Lemêtre à la fin de la représentation. Frank Tenaille, directeur artistique du Chantier présentait le trio comme « trois explorateurs des champs esthétiques » et citait Jean-François Vrod : « laissez notre mémoire inventer et notre imagination se souvenir ». 
La Soustrak concert à la Fraternelle de Correns

Concert à La Fraternelle de Correns, La Soustrak© MC

Pour fêter ses presque vingt ans La Soustrak reprenait le mode de création des violoneux d’antan, véritables hommes-orchestres, qui inventaient des façons de faire pour être seuls et orchestre à la fois. « Nous essayons d’être un orchestre d’hommes-orchestres en augmentant nos instruments d’une petite alchimie » expliquait Jean-François Vrod. La mélodie reste l’ADN de La Soustrak, on part sur des airs de moyenne montagne (la musique a ses géographies), puis au cœur d’une « Cérémonie douteuse », (« attention, c’est comme de la peinture fraîche, nous sommes en cours de création, précisent les interprètes »), et dans la campagne du Périgord, on se love dans un poème de Christian Bobin, le poète de l’infime et de l’universel trop tôt disparu, on écoute le « blues de l’alouette », on danse sur des mazurkas et des bourrées aux subtiles dissonances contemporaines en bis. Un écran permet de voir « en direct » la vidéo des incroyables inventions instrumentales en action. 

Les musiciens auront orné leurs violons de curieux élytres d’insectes extra-terrestres, prolongé leur corps de cannes à pêche terminées par des grelots, attaché aux chevilles des sonnailles indiennes, ajusté aux chaussures des maillets capables de percuter la peau de tambours installés au sol (spécialités de Jean-François Vrod). Par terre aussi une sanza, ce piano à pouces africain, que le luthier Amour Makouya a transformé à la demande de Sylvain Lemêtre pour que l’instrumentiste puisse en jouer avec les pieds en l’agrémentant de « petites extensions », pinces à linge et autres fantaisies qui, à l’instar des cuillères en bois fixées sur les cordes des violons offrent de nouvelles sonorités. Autre clou créatif, l’alto à pédale inventé par Frédéric Aurier, reprenait le principe de la machine à coudre à pédale, actionnant une roue de vélo qui entraîne une courroie qui passe sur les cordes d’un alto, ouf !. Le tout baigné par les lumières de Sam Mary. Quelle palette de timbres et de couleurs !

Concert donné à La Fraternelle Correns à l’issue d’une résidence organisée par Le Chantier (Centre de création des musiques du monde en Provence Verte) le 9 décembre.

Lorsque le noir et le blanc deviennent des couleurs

Lorsque le noir et le blanc deviennent des couleurs

Évènement à La Croisée des Arts de Saint-Maximin-la-Sainte-Baume ! La grande chanteuse portugaise de Fado, Mísia, renouait avec l’art des tournées internationales en commençant par répondre à l’invitation du Chantier, Centre de création des Musiques du Monde de Correns. 

Frank Tenaille, directeur artistique de cette structure unique en France, présentait en apéritif au concert la carrière foisonnante de cette artiste hors normes qui a permis au Portugal de se réconcilier avec cet art de la saudade, ce spleen indéfinissable que l’on peut rapprocher du blues, avec ses racines populaires (au moment de la Révolution des œillets, on accusa cette forme musicale de faire partie des « 3F », « Fado, Fatima et Football », aliénant le peuple).

 Présenté en deux mouvements, le spectacle (et ce concert en fut vraiment un, avec une protagoniste racontant des histoires, mettant en scène les récits, les émotions, les situations, l’intime comme l’universel) offrait un premier temps en « noir et blanc », dans la lignée de Piaf et Barbara, dont Mísia, gainée de noir, adopte certaines attitudes et intonations. « Bien sûr, sourit-elle, mutine, le Fado n’est pas olé-olé, ce n’est pas une danse comme le flamenco ou le tango, nous on attend le destin sans bouger et cela demande beaucoup de courage. Nous devons aller au fond de notre cœur. » Ce cœur, « il est peut-être au fond de la mer » avec la grande Amalia Rodriguez à laquelle l’interprète décerne un vibrant hommage, accompagnée par Fabrizio Romano au piano, Bernardo Couto à la guitare portugaise et João Filipe à la viola de fado, « mes hommes » dit-elle à l’instar de Barbara… 

Vagabondart, concert buissonnier de Correns à Saint-Maximin, Mísia la diva du Fado

Misia © DR

La voix, émouvante jusque dans ses fêlures et ses élans mélodiques à l’élégance pure, s’empare des textes que les poètes les plus marquants de leur génération ont écrit pour elle. L’émotion devient matière sonore, fluide, envoûtante. Mais le rire affleure partout. Le micro se refuse à rester fixe et manque lui tomber sur le visage, Mísia rit et voit des échos de Louis de Funès ou de Peter Sellers dans la situation.

La deuxième partie, sous les auspices d’Almodovar, s’ouvre sur une chanson de Violeta Parra qui chantait si magnifiquement Gracias a la vida, Que he sacado con quererte. Mísia qui s’est vêtue d’or évoque sa famille, une mère danseuse classique espagnole, une grand-mère « frivole », artiste de music-hall qui a élevé sa petite-fille et l’a encouragée contre l’avis de ses parents à se lancer dans le monde de la musique et du spectacle. Ces anecdotes se trouvent dans le tout nouveau livre de la chanteuse, Animal sentimental (pas encore traduit en français). « Toutes les chansons que l’on peut écouter sur mon disque (éponyme du livre) sont connectées avec chaque chapitre. C’est être un « animal sentimental » qui m’a sauvée dans tous les moments de ma vie et m’a donné la foi de continuer ». On se laisse séduire, Fernando Pessoa et sa dame de chagrin, le Chachacha des années cinquante qui tombe amoureux du fado… Mísia chante, danse, mime, joue, conte. Un espace de liberté infini s’ouvre, la vie se fait chant, ou l’inverse, on ne sait plus si ce n’est que c’est sublimement beau.

Concert buissonnier du Chantier de Correns donné à La Croisée des Arts de Saint-Maximin-la-Sainte-Baume le 25 novembre